Quoique toujours intimes, les créations de Sharon Eyal sont rarement guidées par des émotions précises et encore moins précisées. Deux ans après sa précédente création Into the Hairy, la danseuse et chorégraphe israélienne est de retour à Paris, à La Villette, avec Delay the Sadness, une œuvre beaucoup plus personnelle et plus explicite que les précédentes. « Continuation of life after death. Continuation of sadness and purity. Continuation of mother » : poursuite de la vie après la mort, poursuite de la tristesse et de la pureté, poursuite de la mère, tel est le sous-titre que Sharon Eyal appose à son œuvre, faisant écho à la disparition de sa mère.

<i>Delay the Sadness</i> &copy; Vitali Akimov
Delay the Sadness
© Vitali Akimov

Dans cette œuvre géniale, qui renouvelle son style tout en en conservant les codes si caractéristiques, Sharon Eyal se dévoile à sa façon, pudique et puissante, et mêle son âme ainsi que son propre chant – accompagné de celui de son fils – à la création.

La bande-son, composée par Josef Laimon, semble résonner depuis longtemps déjà lorsque le rideau s’ouvre. La mélodie, répétitive, vitale, à la fois joyeuse et triste, évoque un air connu. Huit danseurs décrivent une marche circulaire sur scène, leurs jambes en compas dessinant de grands pas réguliers, tandis que leurs mains palpitent autour du visage. Les doigts pointés tantôt vers le public, tantôt vers leurs cœurs, leurs paumes caressant leur visage et leur nuque, tout le haut de leurs corps dépeint une tristesse intime ballotée dans un mouvement de vie qui marche inlassablement.

Soudain, un visage se détache et s’attarde sur le public. Interprétée par Héloïse Jocqueviel, ancienne danseuse de l’Opéra de Paris, la silhouette fragile et dissidente interrompt son mouvement, se recroqueville comme parcourue de tremblements, avant de réintégrer le groupe.

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Delay the Sadness
© Vitali Akimov

Les joues rosées, les danseurs sont vêtus de costumes de couleur chair tachés d’éclaboussures de sang, qui leur donnent l’apparence de cœurs palpitants, nervurés de caillots. Les lumières, superbement travaillées par Alon Cohen, révèlent les corps dans la pénombre, comme s’ils surgissaient des ténèbres. Un corps apparait diapré de lumière et d’ombre, dans un solo féminin envoûtant porté par un rythme électro et par la superbe interprétation de Nitzan Ressler, ex danseuse de la Batsheva Dance Company.

La forme est constante dans l’ensemble des œuvres de Sharon Eyal, toutes extrêmement reconnaissables : une mise en scène dépouillée où les corps semblent nus, les mouvements de piétinés ou de palpitations qui forment des motifs harmonieux et puissants, mais où, souvent, un élément entre en conflit et se détache du groupe. Pourtant, avec Delay the Sadness, Sharon Eyal montre une inégalable capacité à innover au sein de cette forme donnée. Cette création contient en effet une figure jamais vue auparavant chez la chorégraphe : celle du duo féminin/masculin voire – oserait-on le dire – du pas de deux. Les huit danseurs forment un groupe mais aussi quatre couples, qui défilent l’un après l’autre au cours de la pièce, réalisent des portés et puisent assez largement dans le répertoire classique (avec des jetés portés et des tours pirouettes accompagnés).

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Delay the Sadness
© Vitali Akimov

Pour autant, ces couples au mouvement ondulant, serrés l’un contre l’autre, ne se regardent jamais. S’ils s’effleurent avec fluidité, leurs gestes s’interrompent dans des saccades brusques et décoordonnées de leur partenaire. Assiste-t-on à des amours tristes et solitaires ? Un projecteur éclaire un couple d’une lueur blanche et les révèle dans un émoi teinté de peine et d’intensité. Pâmés dans un geste quasiment christique qui évoque plaisir et douleur, la femme tressaute bouche ouverte, tandis que l’homme derrière elle, stoïque, l’accompagne sur une musique déstructurée. Derrière eux, défilent au ralenti les ombres qui peuplent leurs pensées, et qui reprennent peu à peu la marche grave du début de la pièce. Celle-ci s’accélère alors, pour devenir un galop gambadé représentant – peut-être – la poursuite de la vie et l’espoir.

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