Ouvrant la saison 2015-2016 à l’Opéra de Lyon, Anna Caterina Antonacci a convaincu dans une éblouissante interprétation de la Voix humaine de Poulenc ; cette matinée consacrée à la musique française est accompagnée par un Donald Sulzen remarquablement à l’écoute de toute inflexion vocale.
La Mort d’Ophélie (op. 18 n° 2), ballade d’Ernest Legouvé mise en musique par Berlioz, n’est encore qu’un tour de chauffe pour la soprano italienne dont le timbre lyrique apparaît aujourd’hui teinté de belles couleurs graves de mezzo ; la théâtralité originelle est rendue à l’héroïne shakespearienne ; chaque note ajoutée au chant du cygne, une fleur perdue de sa couronne.
Les Chansons de Bilitis de Claude Debussy, que le compositeur créa lui-même au clavier, ramènent l’auditeur vers une églogue bucolique sous les auspices d’un érotisme dionysiaque. Si La Flûte de Pan et ses grenouilles vertes possèdent, grâce au toucher aussi délicat qu’animé de Donald Sulzen, un potentiel allègre, La Chevelure attise une belle sensualité que ne parvient à éteindre que Le Tombeau des Naïades aquatique, signant froidement la mort hivernale des nymphes. La polyphonie de ces mélodies fait déjà apparaître l’expressivité vocale de la soliste dans les parties presque parlées, la proximité avec le grand quasi-récitatif de la deuxième partie du concert étant réelle. Bien articulée, l’interprétation de ces Chansons est plus forte que La Fraîcheur et le Feu associés par Éluard et Poulenc : les très courts numéros, tantôt lutins (« Dans les ténèbres du jardin »), tantôt lyriques (« L’Homme au sourire tendre »), sont des moments révolus en un clin d’œil qui ne laissent pas à la soliste le temps de fondre ses registres, l’écriture sautillant des graves extrêmes aux aigus légers.
Le monologue de la Voix humaine n’en est un qu’en apparence. Anna Caterina Antonacci, dont le talent d’actrice est égal à celui de la chanteuse, fait superbement éclore tous les personnages inscrits en filigrane dans le drame de Cocteau, où les coups de fils interrompus font pénétrer de plus en plus profondément dans la psyché de l’héroïne. Vocalement et dramatiquement, est-il possible de mieux servir texte et partition ? Dans cette situation qui, à peu de choses près, rappelle une conversation via Skype de nos jours, les difficultés de la communication entre amants sont emblématisées par les obstacles techniques et l’énervement qu’ils suscitent : contre la dame inconnue mêlée à la ligne, contre l’opératrice. La chanteuse adopte la voix de la banalité, racontant sa journée à l’amant d’hier, lointain aujourd’hui, se fait séductrice grâce à de plus riches harmoniques, soupire, minimise (la tentative de suicide), désire, câline, désespère, est hystérique, fait du théâtre, ment, et sombre dans cette rupture. La partition de piano, on l’oublie par moments, happé qu’on est par la présence de la soliste et son texte lacunaire, qui demande un constant investissement mental du public dans ses béances. Mais l’extraordinaire Donald Sulzen se rappelle à nous, quand le jazz interfère dans le drame domestique, dans le lyrisme amoureux, dans les accords absorbés en douceur, en harmonie totale avec la peine du personnage incarné par le soprano, dans ses cristallines montées du clavier. Sulzen regarde à peine sa partition : l’œil appartient à la soliste et à l’anticipation de chacune de ses intentions, au point qu’il bouge les lèvres au même temps qu’elle, qu’on le voit chanter en silence. Le pianiste, cette autre Voix Humaine, son double congénial.