Etre témoin du fleurissement des écoles de musique dans la capitale khmère est une expérience qui égaye autant les oreilles que le cœur. Au cours des dix dernières années une douzaine d’écoles de musique ont ouvert leurs portes dans les rues de Phnom Penh. Chacune d’entre elles se pense comme un espace de vie et de partage. Ici, on n’a pas peur de dire que la musique fait du bien et on cherche à créer de nouveaux lieux pour partager ce bonheur.  

Cette volonté de transmettre le goût de la pratique musicale est d’autant plus poignante quand on la replace dans le contexte historique du pays. Officiellement au pouvoir entre 1975 et 1979, les Khmers Rouge et les actions menées par leur régime ont plongé la scène musicale Cambodgienne dans un profond silence durant plusieurs décennies. Au même titre que beaucoup d’intellectuels et d’artistes, les musiciens étaient considérés comme des ennemis du Kampuchea Démocratique, le régime de Pol Pot. Par leur proximité avec le peuple, les musiciens détenaient en effet une influence redoutée par le régime. La faculté d’arts chorégraphiques et de musique du Royal Institute of Fine Arts a rouvert ses portes en 1980 mais il faudra attendre 1991 et la signature des accords de Paris pour que le pays retrouve un climat propice à la pratique et au développement des arts en général.  

Au début des années soixante, Phnom Penh, considérée comme la Perle de l’Asie, présentait tous les signes d’une grande métropole en construction et concurrençait alors Singapour dans la course aux infrastructures. A cette époque la scène musicale cambodgienne n’était pas en reste. Des groupes de rock and roll faisaient danser les jeunes générations qui arrivaient des provinces environnantes pour assister aux concerts de la capitale. Le réalisateur John Pirozzi a récemment sorti un documentaire poignant sur cette période, Don’t think I’ve forgotten. Les titres phares de Sin Sisamouth, le King de la Pop Khmer et ceux des divas Ros Sereysothea et Pan Ron restent encore très présents dans la culture khmère actuelle. Même si ces artistes représentent une génération de martyres, l’entretien de leur souvenir agit aussi comme un moteur de la renaissance du paysage musical.  

Aujourd’hui, dans ces nouvelles écoles de musiques, les professeurs initient leurs élèves à la musique savante d’influence occidentale mais aussi à la musique pop rock ou à la musique cambodgienne traditionnelle. Autant de sources d’inspiration que de manières d’enseigner. En ce qui concerne la musique savante ou classique, les écoles proposent des méthodes d’enseignement différentes les unes des autres souvent déterminées par la nationalité et la culture de leurs professeurs (asiatique, anglo-saxonne, latine, etc.). En effet, la majorité des professeurs d'instrument sont de nationalité étrangère ou, s'ils sont Khmers, ont reçu leur formation classique à l'étranger.   

Les principaux magasins d’instruments de la ville ont profité de leur monopole pour ouvrir des écoles de musique dans leurs locaux. On retrouve dans ces établissements le modèle de cours particuliers où les professeurs suivent à la lettre des ouvrages et des méthodes de référence. Ici, on recherche l’efficacité ; l’objectif étant que les élèves apprennent un maximum de morceaux en un laps de temps réduit, sans rien apprendre du contexte de création de ce morceau.  

En opposition à ce modèle, on trouve la méthode de Claire Hoi, directrice de l’école francophone Ocarina. En suivant le modèle des conservatoires français, celle-ci propose à tous ses élèves des cours de culture musicale où elle fait découvrir l’histoire de la musique et l’évolution du langage musical. De plus, en faisant partie de la Fédération Française d’Enseignement Musical, Ocarina donne à ses élèves la possibilité d'étudier les morceaux imposés dans les conservatoires français. D'autre part, les écoles indépendantes sur le modèle d'Ocarina laissent une grande marge de manœuvre aux professeurs qui ont l’opportunité de créer leurs propres outils pédagogiques.  

Malheureusement, l’enseignement de la musique au Cambodge reste assujetti à des problèmes matériels. L’accès aux instruments et leur entretien sont deux sources de difficultés pour les jeunes musiciens. En effet, les principaux magasins de musiques se comptent sur les doigts d’une main et les bons luthiers se font encore rares dans la capitale Cambodgienne. Bonne chance pour trouver une flûte traversière ou une nouvelle hanche pour son hautbois. Ainsi, beaucoup choisissent de ramener leurs instruments de l’étranger et la variété des instruments disponibles est souvent soumise aux aléas du marché de la revente d’occasions entre particuliers. Mis à part les pianos et les guitares, les instruments dits classiques sont dès lors assez peu accessibles sur le marché local et encore moins enseignés dans les écoles de musiques. On est donc encore loin de la rue de Rome à Paris et des conservatoires à la française où tous les instruments de l’orchestre symphonique sont représentés.  

Une autre limite à l'apprentissage de la musique classique est l'absence de salle de concerts digne de ce nom. En effet, si l'on considère que la transmission de la culture classique passe également par une confrontation directe avec la scène vivante en assistant aux prestations d'artistes reconnus, on est forcé de constater que le public cambodgien est aussi en reste à ce niveau-là. Le Théâtre National ayant été détruit dans un incendie en 1994, Phnom Penh ne dispose encore aujourd'hui que d'une seule salle de spectacles, le Chaktomuk Hall, faisant aussi bien office de théâtre que de salle de conférence et dont l'acoustique n'est pas idéale. Faute d’infrastructures adaptées, le Cambodge attire donc peu de solistes et d'orchestres renommés lors de leurs tournées internationales. Le rendez-vous entre le jeune public cambodgien et la scène classique internationale ne peut donc pas avoir lieu tant que le pays ne se dote pas d'une véritable politique de promotion de la culture mettant à la disposition des artistes des lieux de représentation adéquats. 

Une fois que l'on prend conscience de ces contraintes inhérentes au contexte local, on comprend que l'ambition des nouvelles écoles de musique de Phnom-Penh n’est pas de former des concertistes internationaux mais plutôt de redonner le goût de la pratique musicale à toute une génération. Et le succès de ces établissements montre que la population est réceptive à ces initiatives. Il y a bien un besoin de reprendre contact avec l’expression musicale, de réintroduire la musique dans le quotidien et dans la culture des jeunes générations khmères. Ce constat est à l’origine de la création des ONG Music Arts School et Cambodia Sing qui souhaitent donner aux populations défavorisées l’opportunité d’exprimer leurs émotions par la musique. Comme nous le confie Sothea, manager de Music Arts School, « la musique est une porte d’accès vers de nouveaux possibles pour les personnes en difficultés. »  

A l'heure actuelle, avec quelques dizaines d’élèves par établissement et une petite vingtaine d’écoles, le nombre de jeunes musiciens de formation classique au Cambodge est encore assez mince. Mais à en juger par l'engouement et le dynamisme de ces nouveaux lieux de vie et de culture, ce nombre ne peut que prendre de l'ampleur dans les années à venir. Après une longue période de répression de toute expression artistique, ces initiatives marquent donc le renouveau de la scène locale avide d'une pratique musicale vecteur de joie et de cohésion sociale.