À Florence, dans la famille Caccini, je demande... la fille Francesca. Certes, les amateurs de baroque italien connaissent bien la musique de son père Giulio Caccini, créateur en 1602 des Nuove Musiche et en 1600 d'Euridice et du Rapimento di Cefalo, œuvres considérées comme les tout premiers opéras de l'histoire simultanément avec l'Euridice de Jacopo Peri. En revanche la musique de sa fille Francesca est une redécouverte toute récente. Au début du Seicento à Florence, Francesca Caccini était pourtant l'une des musiciennes les plus en vue et les mieux payées d'Europe. À la fois chanteuse virtuose, instrumentiste et compositrice, elle s'est vue confiée la création en 1625 d'un opéra donné par la grande duchesse de Toscane en l'honneur du Prince de Pologne avec qui celle-ci projetait de marier sa fille. Cette commande fait de Francesca la première femme compositrice d'opéra, et de La liberazione di Ruggiero dall'isola d'Alcina le premier opéra italien repris hors de la Péninsule !

Après avoir enregistré et donné avec succès à l'Opéra National du Capitole de Toulouse et dans d'autres grandes maisons L'Orfeo et Le Retour d'Ulysse de Monteverdi, l'ensemble toulousain I Gemelli poursuit avec cette Alcina son remarquable travail des partitions majeures qui ont jalonné l'invention de l'opéra en Italie au début du XVIIe siècle.
L'œuvre est donnée ici en version de concert, dans une mise en espace efficace de la soprano Mathilde Etienne qui codirige I Gemelli avec le ténor Emiliano Gonzalez Toro. Pas de chef d'orchestre dans cette formation résolument chambriste : ce sont les chanteurs qui, par leur énergie et leur musicalité, font corps avec un riche continuo pleinement à leur écoute, où se distingue la harpe triple de Marie-Domitille Murez. La claveciniste Violaine Cochard et le violoncelliste Felix Knecht donnent eux aussi des impulsions à l'excellent orchestre d'une douzaine musiciens (cornets, flûtes, basson, violons, luth, théorbe) disposés de part et d'autres du proscenium. Ce riche instrumentarium permet de varier en permanence les couleurs de l'orchestre, tant dans l'accompagnement des parties chantées que dans les pièces instrumentales (sinfonias, intermèdes et ballets).
La musique de Francesca Caccini s'inscrit pleinement dans le développement de la seconda pratica et du stile rappresentativo. Chanteuse virtuose, elle compose en exploitant pleinement l'éventail émotionnel de la voix par ses chromatismes et de brillantes ornementations. Les récitatifs des différents protagonistes font évoluer l'action tandis que leurs arias leurs permettent d'exprimer pleinement leurs émotions. Rompant avec la traditionnelle trame mythologique, le livret de Ferdinando Saracinelli est une épopée chevaleresque qui s'inspire des chants VI à VIII du célèbre Orlando furioso de l'Arioste. Il met en scène l'affrontement de deux femmes puissantes : d'un côté Alcina, une magicienne maléfique qui ensorcelle le chevalier Ruggiero et le retient dans son île enchanteresse peuplée de sirènes ; de l'autre la sage fée Melissa qui veut le ramener dans le droit chemin et lui faire reprendre les armes...
Chaque personnage est bien caractérisé vocalement : Melissa (mezzo) s'exprime dans une tessiture grave, allant jusqu'à contrefaire sa voix quand elle se déguise dans la première scène en vieux magicien africain. Alcina (également mezzo) dispose d'un ambitus beaucoup plus large dans l'aigu, quand sa douleur et sa rage éclatent dans la virtuose aria de la fin de la scène 2, ou bien dans la confrontation avec Melissa dans la scène 4. Le rôle de Ruggiero et des personnages secondaires sont certes moins développés, mais ils ont eux aussi de beaux récitatifs et arias ainsi que des duos ou quatuors musicalement et dramatiquement très intéressants.
La distribution vocale réunie ici est de haut niveau. C'est la mezzo Alix Le Saux qui tient le vénéneux rôle d'Alcina avec musicalité et intensité. Quant à Lorrie Garcia, elle incarne avec élégance et conviction la vertueuse fée Melissa. Grand spécialiste de ce répertoire, Emiliano Gonzalez Toro interprète avec aisance le rôle de Ruggiero. Six autres excellents chanteurs incarnent les personnages secondaires ainsi que les sirènes, plantes enchantées, démons et autres monstres marins qui émaillent l'intrigue, laquelle se termine bien : Ruggiero renonce aux plaisirs de l'ile enchantée, Melissa terrasse Alcina et délivre de l'ensorcellement les prisonniers de celle-ci, tandis que le chœur final célèbre la beauté des femmes toscanes et les mérites de la vertu. Happy end donc et ovation du public du Capitole pour cette belle redécouverte, qui sera visible prochainement à Lausanne et à Versailles. Et qui, on l'espère, pourrait faire l'objet d'un enregistrement sous le label Gemelli Factory.