La musique contemporaine est à l’honneur en février, à Paris ! Entre Le Petit Prince de Michaël Levinas (Théâtre du Châtelet) et le Festival Présences (Radio France), sans parler du ciné-opéra La Belle et la Bête combinant les talents de Philip Glass et de Jean Cocteau (Philharmonie), les auditeurs ont accès à de nombreuses créations ou re-créations. Dans ce domaine, l’Opéra Comique n’est pas en reste : on se souvient du succès de Written on Skin de George Benjamin la saison dernière… En février 2015, c’est un opéra de Philippe Boesmans qui est créé à Paris après l’avoir été en 2014 à La Monnaie de Bruxelles : Au monde. Du très grand art, fondé sur le théâtre de Joël Pommerat, d'une étrangeté fascinante.
« Un des axes principaux de Au monde, c’est l’indétermination, c’est-à-dire ce qui est laissé indéterminé du fait de l’esthétique (ce qui s’écrit sans être dit, ce qui n’est pas montré) mais également parce que les personnages eux-mêmes sont dans le déni ou laissent certaines choses dans l’informulé. » Cette seule phrase de Joël Pommerat résume parfaitement l’atmosphère si particulière de Au monde : durant les deux heures sans entracte où il découvre les vingt scènes de l’opéra, le spectateur n’est jamais certain de ce qu’il doit, ni même de ce qu’il peut comprendre de l’intrigue. Gage de la richesse du sens, ce questionnement incessant naît grâce aux « trous et béances » inscrits dans la pièce, aux « significations ouvertes » voulues par l’auteur dans le but d’instaurer cette œuvre comme une véritable « création du spectateur ».
Impossible, donc, de résumer l’intrigue en quelques lignes ; il convient plutôt d’aborder le contexte qui lui permet d’éclore. L’opéra est pensé comme un huis-clos présentant une maisonnée de huit personnages, dont certains font partie d’une même famille, riche, puissante, influente (« des milliers de personnes dépendent de notre père », dit une des filles), et par conséquent envahie par les tensions psychologiques, les rivalités, les mensonges. Les protagonistes évoluent dans une pièce très sombre, aux murs noirs parfois traversés de haut en bas par la mince strie lumineuse d’une ou deux fenêtres (recouvertes d’un rideau clair, pour ne pas laisser trop de lumière entrer). Une table, quelques chaises, un canapé, à l’occasion un lit, et surtout une télévision qui est représentée par le public : jamais superflus, les accessoires présents en fonction des différentes scènes permettent aux personnages de sculpter leur discours et leur être dans un cadre sobre, aseptisé, qui met à nu leur personnalité avec toutes ses névroses – bien qu’elles ne soient pas livrées une seule fois de façon explicite. Le retour du frère Ori bouleverse les rapports entre les membres de la famille, et le drame, ou plutôt les drames, se déclenchent sans qu’on sache vraiment délimiter les enjeux.
La théâtralité du propos est extraordinairement forte. Elle voit le jour autant grâce à l’économie des dialogues, très finement soulignée par la musique suggestive de Boesmans, que grâce au jeu des chanteurs, extrêmement travaillé, subtil, captivant d’un bout à l’autre. La distribution de l’Opéra Comique est celle de la création bruxelloise, et cela se voit : les interprètes ont bénéficié de directives de travail adaptées à eux selon la méthode du « work in progress » chères à Joël Pommerat. C’est la seconde fille qui mène l’action ; elle est incarnée par Patricia Petibon, qui déploie son talent d’actrice et de chanteuse avec une fougue exceptionnelle. Elle est secondée dans l’opéra par ses grande et petite sœurs, deux blondes au comportement ambigu, voire inquiétant avec les autres personnages, et dont les qualités expressives des interprètes (Charlotte Hellekant et Fflur Wyn) sont tout aussi excellentes. Le père (Frode Olsen) représente le pouvoir, si peu affecté en tant qu’institution par la démence sénile qui s’empare inéluctablement de l’homme. Si le fils aîné (Werner van Mechelen) intervient peu, le fils prodigue Ori (Philippe Sly) affirme sa différence, lui qui renonce à sa vie militaire à cause d’une maladie, et le mari de la fille aînée (Yann Beuron) prend peu à peu le contrôle sur l’empire industriel créé par le père. Qui reçoit quel héritage, quelles valeurs, quelle compréhension du monde dans le cadre de cette famille recroquevillée sur elle-même malgré son impact sociétal ? On le devine, on l’imagine, on cherche à tisser des liens logiques à partir des paroles de chaque personnage, quelle que soit ses bizarreries.
Le caractère malsain, incompréhensible de la situation familiale s’exprime en la personne de la femme étrangère, qui ne chante pas mais parle ou hurle dans sa langue étrangère (inspirée du basque), et aime aussi chanter en playback My Way, ce qui suggère le travestissement, la différence entre l’image et le réel. La musique de Philippe Boesmans, que le compositeur lui-même revendique comme un héritage de Debussy et notamment de Pelléas et Mélisande, accompagne le texte en développant sa signification, en ouvrant le sens grâce à l’orchestration tendre et éclatée, non pas dissonante, mais traduisant la sensualité et la flexibilité de la pièce en ne restant jamais figée dans une tonalité, en ne mettant jamais en avant une mélodie au lyrisme affermi. L’Orchestre Philharmonique de Radio France restitue ce climat doucereux, beau et pourtant si trouble, sous la baguette de Patrick Davin. Au monde s’impose dès lors comme un opéra proche du théâtre, quasi impressionniste, explorant l’infini du non-dit à travers les ressources inépuisables de la musique. Une expérience plus qu’enthousiasmante : une voie passionnante et indispensable pour le futur de la création scénique.