Honnêtement, pour un concert présentant au public de Bozar une artiste du calibre de Ioulia Lejneva dans deux rares airs de concert de Haydn et de Beethoven aux côtés du Belgian National Orchestra, on eût pu espérer une grande salle Henry Le Bœuf mieux remplie qu’elle ne l’était. Est-il besoin de dire que les absents ont eu tort ? D'autant que c'est sur une Symphonie n° 60 « Il distratto » de Haydn, pleine d’élégance et d’esprit que s’ouvrait la soirée. Il n’est pas de meilleure école pour un orchestre que d’interpréter une symphonie du compositeur. Car non seulement cette musique est pleine de beauté, d’invention, d’humour et de surprises, mais elle pose aux musiciens de rigoureuses exigences de fini instrumental (la moindre approximation s’entend), de style, d’imagination.
Quelle bonne idée d’avoir confié pour ce programme classique viennois les rênes de l’orchestre national à Ivor Bolton, aujourd’hui à la tête de l’Orchestre symphonique de Bâle et du Teatro Real de Madrid après avoir été pendant douze ans aux commandes de l’Orchestre du Mozarteum de Salzbourg ! Conduisant sans baguette un orchestre ramené aux dimensions d’une formation de chambre, le chef britannique se montre un irréprochable styliste, suivi avec enthousiasme par des musiciens volontaires et disciplinés. Le fait de réduire les pupitres de cordes à 30 instrumentistes jouant sans vibrato permet de garantir un équilibre idéal avec des vents toujours parfaitement audibles – dont une paire de cors naturels dominant avec autant de détermination que de virtuosité leur difficiles parties aiguës – et une timbalière autoritaire utilisant des maillets durs. Après avoir entendu une interprétation si fine et vivante de cette merveilleuse musique, on ne peut que regretter qu’aucune symphonie de Haydn ne soit programmée la saison prochaine par le BNO...
Celle que le public attendait était bien sûr Ioulia Lejneva. Si la réputation de la soprano russe repose principalement sur son exceptionnelle virtuosité dans le répertoire baroque, on était curieux de l’entendre dans ces exigeants airs de concert, tous deux écrits sur des textes tirés de livrets d’opéras de Métastase décrivant le désespoir d’une femme abandonnée par son amant. Si la malheureuse héroïne de la cantate Berenice de Haydn (1795) ne voit dans son désarroi d’autre issue que de mettre fin à ses jours, la protagoniste du Ah! perfido de Beethoven (1796) laisse libre cours à sa fureur et exprime l’espoir que les dieux la vengeront.

Dans les deux cas, Lejneva est exceptionnelle. Si l'on a d’abord peine à croire que d’une chanteuse si menue et gracieuse puisse jaillir une voix aussi riche et pleine, on ne peut ensuite qu’admirer la perfection avec laquelle elle est menée. La pureté de la voix, l’émission parfaite, l’exemplaire justesse, le vibrato idéalement maîtrisé, l’excellence des trilles, l’égalité des registres depuis le riche grave de velours jusqu’aux aigus d’une étourdissante aisance impressionnent autant que l’intensité dramatique que met Lejneva dans son incarnation de ces personnages tragiques.
Après s’être montré un partenaire attentif et sensible de la brillante soliste du jour, Ivor Bolton termine la soirée par une splendide Symphonie « Jupiter ». C’est un Mozart énergique et ferme mais sans brutalité que donne ici à entendre le chef britannique. C’est ainsi qu’il rend parfaitement la grandeur de l’« Allegro vivace » introductif, la tendresse de l’« Andante », la franchise du menuet. Mais c’est dans le finale qu’il impressionne le plus, assurant une tension dramatique de tous les instants et la parfaite lisibilité des complications contrapuntiques de l’écriture.