Cette année, il y a trois récitals par jour à La Roque d'Anthéron : à 9h45, 17h45 et 21 heures, sauf le dimanche à 20 heures. Quasi tous prennent place dans le parc du Château de Florans dont l'accès ne peut se faire qu'après présentation du QR code à l'entrée qui donne dans la grande rue qui descend du village vers le canal de la Durance et cette plaine verdoyante rythmée par les haies de cyprès et de cannes de Provence dont les tiges coupées font les meilleures anches du monde. Elle est fermée au loin par une chaîne de montagnes des Alpilles dont la couleur sombre et changeante tout au long de la journée tranche sur le bleu du ciel.
Dans le parc, la foule rejoint les gradins qui font face à la conque, masque sur le nez : personne ne triche, chacun sait bien que la vaccination et le respect des règles sanitaires sont les conditions sine qua non à la poursuite des activités culturelles. Il est bientôt 21 heures et d'un coup les cigales se taisent, la température a légèrement chuté, le vent est tombé, le silence se fait d'un coup quand un grand et bon géant à la tête de gamin entre sur scène, salue, s'assied et commence immédiatement à jouer. Dès la première phrase on est ému. C'est inexplicable : comment en deux accords un pianiste peut-il ainsi créer un monde de beauté, de douceur, de tendresse, comment peut-il sans hausser le ton être aussi éloquent alors même que son jeu semble si transparent, si étranger à toute forme de rhétorique dramatique dans le premier mouvement de la Sonate op. 2 n° 1 de Beethoven ? Quand Martha Argerich dit qu'« au fond la technique d'un pianiste, c'est sa sonorité », il ne faudrait pas croire qu'elle dissocie la musique, son essence même, et le piano dont la nature n'est justement pas de chanter ; tout le talent du pianiste est justement de la contrarier pour en faire un orchestre, un chanteur, un violoncelle, une trompette...
Ce soir, dans la nuit provençale d'un festival dont il est un fidèle depuis tant d'années, Boris Berezovsky se met à l'écoute de la musique, de son piano, de lui-même, pas de son égo, ça non, mais de la force intérieure d'une âme qui permet à la musique de venir au monde. Quelle douceur, quelle pulsation naturelle, bondissante, quelles articulations légères et vives ! Et quel magicien qui fait croire à une ampleur incroyable alors que ses nuances tiennent dans un ambitus qui va du double pianissimo au simple fortissimo.
C'est la première fois qu'on entend le grand pianiste russe dans des sonates de Beethoven et l'on se dit qu'il valait sans doute la peine d'attendre avec lui ce grand jour. Jamais on ne pourra oublier la façon dont il a attaqué, ou plutôt n'a justement pas attaqué le scherzo qui suit le Largo appassionato de la Sonate op. 2 n° 2 : avec un sourire émerveillé dans le son si doux, si fin, si allusif sans que le visage, le corps du pianiste ne trahissent le moindre transport affectif. Ce que Berezovsky fait ce soir dans les deux premières sonates de Beethoven est inoubliable et incomparable.
Suit Venezia e Napoli tiré de la Deuxième Année de pèlerinage de Franz Liszt, dont cette fameuse tarentelle que les mécaniciens du piano font pétarader sous leurs doigts impitoyables. Ce soir, par la magie d'une sonorité digne de celles de Walter Gieseking ou de Nelson Freire, cette pièce devient un monde magique prédebussyste, traversé de fulgurants éclairs. Le Steinway entre en résonance dans la première partie, sombre, nostalgique, tragique même par certains accents suggérés plus que nettement accentués, comme si Berezovsky cherchait la lumière dans cette brume sonore. Et la Tarentella jaillit comme une source joyeuse et virtuose mais sans forfanterie, sans vulgarité, comme improvisée dans l'instant. Le public exulte et frappe des pieds sur les gradins pour l'un des raffuts qui jalonne l'histoire du festival.
Le pianiste revient et annonce son bis : « Ce soir, c'est l'anniversaire de René Martin, alors je vais jouer A Child is born d'Oscar Peterson. » Dans ces moments-là, on prend peur : un pianiste classique, russe par surcroît qui joue du jazz ? Mais il faut être idiot pour croire que les musiciens classiques jouent dans leur tour d'ivoire. Et c'est les larmes aux yeux qu'on écoute cette berceuse sublime, si maternelle, du jazzman canadien, jouée au superlatif du pianissimo. Le public est conquis et applaudit à tout rompre. Berezovsky s'avance de nouveau sur la scène : « Je vais jouer Tigger Rag qui est une autre facette du caractère de René. » Les rires fusent des gradins. Mamma mia ! Ça pulse, le pianiste s'en donne à cœur joie, les pompes de main gauche sont irrésistibles... Et ce n'est pas fini, voici qu'il enchaîne sur un Tea for two de Vincent Youmans et Oh Danny Boy, une chanson traditionnelle irlandaise jouée avec le même son juste qui décoche aussi sûrement ses flèches que Cupidon.