John Eliot Gardiner donne le départ et l'on n'en croit pas ses oreilles. Que l'Orchestre Philharmonique de Radio France sonne petit, mat, avec des timbales entachées d'une résonance couvrant les cordes. Quelle déception de la part d'un chef que l'on a si souvent admiré pour sa direction acérée, précise, vive, son attention aux équilibres cordes/vents, pour sa façon aussi de diriger sans ce gras bedonnant qui dénature tant le répertoire auquel il s'est attaché. Et le voici qui dirige ainsi cette introduction du premier des deux concertos pour piano de Brahms ?

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John Eliot Gardiner en répétition avec le Philhar'
© Christophe Abramowitz / Radio France

Elle est pourtant un jalon de l'histoire de la musique : jamais jusque-là un compositeur n'était allé aussi loin dans la création d'un espace acoustique aussi vaste, avec un orchestre somme toute encore réduit. On s'attend à contempler le monde depuis le Corcovado et on entend une petite chose pas très bien tournée, prise dans un tempo et une accentuation pas vraiment dominés avec aisance. Et le tempo ralentit autant que la pâte sonore s'alourdit, dans la seconde idée plus lyrique, avant de repartir d'un pas enfin décidé.

Il faudrait parfois oser en concert s'arrêter pour recommencer, moins pour des raisons instrumentales – ici bien réalisées, même si les violons manquent un brin d'homogénéité faute d'attaquer de façon franche – que pour des raisons d'éloquence dramatique, car c'est elle qui va déterminer tout ce qui va suivre. Et pourquoi avoir adopté une disposition presque à la viennoise en mettant violons 1 et 2 face à face, en inversant la disposition habituelle en mettant donc les violoncelles à la place des altos mais en plaçant les contrebasses à gauche derrière les violons ? En ce cas, il faudrait qu'elles soient en rang face au chef, au fond de l'orchestre, mais le plateau trop peu profond de l'Auditorium de Radio France ne le permet pas. Il est bien possible que les musiciens soient un peu déstabilisés, malgré les répétitions, par cette « ambiance » sonore qui fait qu'ils s'entendent moins bien...

Alexandre Kantorow entre : son jeu est clair, alerte, précis, paradoxalement plus symphonique dans son esprit, mais si le pianiste est à l'aise, le musicien a tendance à trop séquencer son jeu en une sorte de successions de réponses à l'orchestre un peu académiques. Il devrait être « dedans » plus qu'« avec ». Kantorow joue néanmoins en grand pianiste et d'une façon passionnante. Son orthodoxie solfégique est admirable : il ne fait jamais un ralenti pour faire profond ; son jeu est sans relâchement sur le plan rythmique. Et son invention est libératrice : il ajoute quelques octava bassa qui font sonner le piano d'une façon extraordinaire, tout en relançant les phrases. Kantorow marie ainsi Brahms et Liszt, rigueur et invention.

Alexandre Kantorow en répétition avec le Philhar' © Christophe Abramowitz / Radio France
Alexandre Kantorow en répétition avec le Philhar'
© Christophe Abramowitz / Radio France

Manque néanmoins à ce premier mouvement une force tellurique, pourtant si présente dans la musique, pour le faire avancer sur le plan dramatique. Elle sera davantage présente dans le finale. Chef et orchestre, ayant trouvé leurs marques, seront bien bien plus convaincants. Cordes et vents – quels cors ! – s'y couvriront de gloire, comme dans un mouvement lent qui n'avait cependant pas assez ce caractère de recueillement, de prière, attendu chez le soliste comme à l'orchestre. On ne peut pas reprocher à Kantorow de n'être ni Arrau, ni Serkin, ni Freire ni même Adam Laloum, tous différents et tous chez eux dans ce concerto qui doit être apprivoisé bien au-delà de la maîtrise pianistique qu'il requiert... Ce n'est pas le Concerto n° 2 que Kantorow fréquente depuis longtemps, qu'il va rejouer cette semaine avec le même chef et le même orchestre, qui est plus difficile pianistiquement mais plus évident musicalement pour le chef et le soliste.

La Symphonie n° 6 d'Antonín Dvořák se distingue par sa verve et sa générosité mélodique qui peuvent soulever de terre, comme une valse de Johann Strauss par les Wiener Philharmoniker. Pour cela, il ne suffit pas de bien la jouer, comme elle l'est ce soir dirigée par un Gardiner redevenu d'un coup un chef révolutionnaire et romantique. Elle est de ces œuvres qui ont besoin d'être aidées par des interprètes qui en transcendent les facilités. Faute d'un long commerce avec elle, le Philhar' ne la joue que bien et l'on s'ennuie admirativement. Peut-être aurait-il mieux valu choisir une pièce encore plus rare à Paris mais bien plus captivante, comme la Symphonie n° 2 de Vincent d'Indy, par exemple. Gardiner le francophile la dirigerait si bien...

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