La mise en scène lyonnaise de 2012 est restée dans les annales : sifflements, éloges dithyrambiques et controverses l’ont suivie de près. Trois ans après, l’Opéra de Lyon reprogramme cette lecture d’Olivier Py, avec une direction et une distribution musicales entièrement renouvelées. Plus de scandale ni de surprises, mais la canonisation de l’hyperthéâtralité que cette Carmen exhibe, et je pèse mes mots.
L’opposition entre les premiers rôles féminins ne pourrait être plus grande : Micaëla (Sophie Marin-Degor, très appréciée par le public), comme le prescrit le livret de Meilhac et Halévy, est l’exemplarité même, jeune fille catholique comme il faut, vêtue de bleu sous son manteau et à la coiffure sage, univoque dans sa signification, mariale (d’ailleurs, peignant au mur « TOUT DONNER », elle s’y colle dans une posture tout à fait christique, les bras étendus comme sur une croix). Alors que pour décrire la protagoniste, il faudrait commencer par dire ce qu’elle ne porte pas : cette chanteuse de music hall, danseuse de revue ou stripteaseuse aux mœurs légères frôle le plus simple appareil. De l’Espagne, il ne reste que l’aspect musical et dansant, sinon c’est en effet le cadre d’un Moulin rouge nord-américain, univers évoqué par de longs murs en briques qui occupent plusieurs côtés du dispositif scénique tournant.
À l’apparition des premières choristes tout aussi légèrement vêtues (sur les collants couleur chair qui habillent entièrement ces corps ne s’égarent que quelques ornements et des strings brésiliens, laissant les fesses apparentes), on se demande deux choses : si la distribution a discriminé les artistes ayant des rondeurs et ce qu’un spectateur de 2015, a fortiori une spectatrice, doit penser de tout cela.
Car le message est bien plus ambigu que pour la récente Rusalka lyonnaise (quelle saison de débauche !). Là où la nudité féminine était caricaturée pour marquer une distance, elle est ici présentée de façon plus trouble, car sérieuse : les chorégraphies emplumées sont belles, l’imitation de la revue dansante est parfaite. Ne reste qu’entre le spectacle et le public se place l’écran d’une scène dans la scène : ce sont les hommes du chœur, qui, assis dos au public sur des sièges de music hall sont les premiers observateurs et agissent en conséquence, sifflant, hélant, en communauté mâle passablement échauffée. Voilà donc pour la mise à distance – mais rien ne garantit que le public l’entende de cette oreille. La preuve, le spectateur à quelques mètres de moi qui, seul, applaudit frénétiquement à l’issue du premier numéro de revue.
Dans ce début d’opéra, la mise en scène est donc susceptible de nourrir les interprétations du premier et du second degré, également par le fait que la limite entre les deux scènes n'est pas étanche. Ainsi le Monsieur Loyal, homme de petite taille, annonce-t-il les actes et entractes par une pancarte en apparaissant devant le rideau rouge du grand plateau. C’est toutefois dans la progression de l’œuvre que le message se clarifie et qu’une adhésion au spectacle enchâssé devient en principe impossible : le seul danseur masculin qu’on voit nu (abstraction faite de sa culotte filaire) est noir, et devant lui se trémoussent des demoiselles en jupes de bananes…
En soi, sexualiser à outrance la gitane fatale n’est qu’une lecture fidèle de l’œuvre : que signifie-t-elle, sinon la projection d’un désir masculin, un amour complètement passionnel, fruit de l’instinct ? Aussi les citations cinématographiques égrenées font-elle adopter à la Carmen de revue, rousse, d’autres rôles fantasmatiques : plongée dans un décor de jungle, dans les bras de son homme ou chevauchant un léopard, c’est Jane, devant les briques new-yorkaises, c’est l’héroïne guettée par King Kong (qui escalade les murs), devant un décor bleu (de nuages de haute montagne, paradoxalement), elle évoque la sirène Arielle, tandis que Frasquita, grâce à sa coupe platine, campe Marylin Monroe.
Le centre de cette mise en scène, c’est le spectacle lui-même ; plus que Carmen, c’est l’hyper- et la métathéâtralité qui s’y sont invitées : exhibition et voyeurisme, multiplication des points de vue, le théâtre en train de se faire (vue sur les coulisses et ses travailleurs de l’ombre : il n’est que justice que les techniciens de plateau viennent saluer à la fin avec les artistes lyriques et danseurs), le cirque, la foire, le cabaret, le fou de cour. Symétries et échos, résonances et oppositions, puis l’art de faire tableau font de la scénographie d’Olivier Py, des décors et costumes de Pierre-André Weitz et de la lumière de Bertrand Killy une mise en scène historique.
Sur le plan musical, la direction de Riccardo Minasi ne vole pas la vedette au spectacle : les tempi ne sont pas franchement endiablés, mais les accents de percussion pesants de l’ouverture font tout de suite pénétrer l’univers du cirque dans la salle, avant même le lever du rideau. Kate Aldrich confère à Carmen une belle sensualité, Arturo Chacón-Cruz a le type de voix parfait pour incarner Don José, mais on a presque plus noté la qualité des seconds rôles, le superbe baryton de Jean-Sébastien Bou (Escamillo), Valentine Lermercier et Laure Barras comme pétulant duo féminin (Mercedes et Frasquita) et leur pendant masculin, le Dancaïre et Remendado, travestis chez Py (Mathieu Gardon, récemment applaudi dans la Messe en ut à l’Auditorium, puis Florian Cafiero). Exceptionnellement, on s’étonne d’un manque de coordination entre chœurs et orchestre, les voix d’hommes paraissent aussi moins homogènes qu’à l’accoutumée ; il faut saluer en revanche le bel enthousiasme de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon.
Cette Carmen, Olivier Py la voulait révolutionnaire, comparant dans sa note d’intention l’héroïne à Louise Michel ou Camille Claudel. Je ne suis franchement pas sûre que ces dernières eussent acquiescé. Mais les réactions produites par son approche sont dignes de celles qu’a suscitées l’opéra lors de sa création en 1875, c’est déjà ça.