Parmi les grands interprètes que l’on voit se succéder au Festival de Menton, Bertrand Chamayou fait partie de ceux qui marquent durablement. Son toucher délicat, sa technique transcendante et son style éloquent se voient se soir admirablement mêlés aux sonorités du quatuor à cordes Casals.
C’est sur le parvis d’une basilique baroque à la façade fraîchement rénovée que se déroulent les festivités nocturnes. Arrivé de concert, le public nombreux occupe promptement l’ensemble des sièges disponibles et commence à converser au sujet des virtuoses du jour. Alors que les discussions vont bon train, le présentateur donne le coup d’envoi à cette douce soirée.
Spécialistes du répertoire classique, les membres du Cuarteto Casals ouvrent les hostilités avec le troisième des Quatuors russes op. 33 de Joseph Haydn, dénommés ainsi en raison de leur dédicace au grand duc Paul de Russie. Les quatre musiciens sont munis d’archets baroques, identifiables par leur taille plus courte et leur forme légèrement concave. Ces derniers favorisent une sonorité à l’attaque bien nette et permettent un phrasé articulé sans effort. Le résultat est au rendez-vous : les motifs musicaux sont détachés, clairs et bien en place. L’ensemble se montre très lisible, sobre et donc en empathie avec le style léger du compositeur viennois. On remarque également une grande communication entre les interprètes par le biais de regards expressifs permanents.
Pour la deuxième pièce (le Carnaval op. 9 de Schumann), c’est maintenant à l’illustre Bertrand Chamayou d’entrer en scène. Composée en 1834, l’œuvre évoque en musique différents personnages : fictifs comme Pierrot, Arlequin et Colombine, réels comme Chopin ou Paganini mais aussi imaginaires, à l’instar d’Eusebius et de Florestan, représentant la double personnalité du compositeur. Dès le départ, le pianiste fait preuve d’une concentration extrême. Il enchaîne les descriptions des différents protagonistes en attribuant à chacun d’entre eux un caractère musical bien spécifique : récréatif, impatient ou encore fantasque. Les pages virtuoses situées au centre de l’œuvre livrent une impression de facilité tant le jeu du soliste est fluide. Lors des passages les plus méditatifs, nos yeux se prennent à contempler l’architecture environnante. Mais très vite, les accords martelés du pianiste nous renvoient à la performance musicale. Le tout est puissant mais jamais agressif.
Si les deux formations se sont exposées chacune de leur côté pour les deux premières pièces, c’est ensemble qu’elles interprètent l’enthousiasmant Quintette avec piano et cordes en fa mineur de Franck. Le premier mouvement, à l’écriture très dense, révèle un premier violon (Vera Martinez Mehner) très délicat, dont la fragilité est soulignée par un accompagnement pianistique discret. Les vastes ralentis que Bertrand Chamayou exécute dévoilent une maîtrise et une domination complète de l’instrument. Au fil des mouvements, les situations musicales se suivent et ne se ressemblent pas : complainte lyrique du violon solo, motifs entêtants repris par tous les musiciens et autres unissons vigoureux. On apprécie particulièrement les douces résolutions qui démêlent les passages plus grinçants. L’adaptabilité du quatuor au répertoire proposé est notable. Après avoir fait preuve d’équilibre et de mesure pour la pièce de Haydn, l’attitude des instrumentistes se tourne dorénavant vers une interprétation plus intimiste. Leur jeu est cohérent, homogène et d’une subtilité à toute épreuve.
On retiendra de ce concert en plein air une maîtrise technique globale en connexion avec l’esprit de chaque œuvre. Une proposition intelligente et séduisante, saluée par de nombreux bravos émanant de chaque côté du parvis.