Crystal Pite pose ses ailes de géante au Théâtre des Champs-Élysées dans le cadre de la série TranscenDanses, avec la création française de son ballet en trois actes, Light of Passage, fruit d’une coproduction entre le Ballet royal de Londres et le Ballet National de Norvège. Séduisant, le synopsis annonce une réflexion sur les crises migratoires contemporaines qui frappent à la porte de notre vieux continent. Alors que les lumières s’éteignent pour que le spectacle commence, l’attente est donc fébrile. Le grand talent de la Canadienne pour la chorégraphie coup de poing promet ici de servir une tension dramatique vouée à faire résonner un sujet sensible, à la fois actuel et intemporel, fruit de passions politiques de plus en plus agitées. Mais si l’œuvre est belle, grâce à ces ensembles magistraux et à l'esthétique mystique qui sont la patte de la chorégraphe, elle se révèle davantage comme un triptyque composé de tableaux semi-abstraits, sans réelle progression narrative entre eux.

Le premier tableau (Flight of pattern) se veut pesant, déchirant, enténébrant. Les candidats à l’exil apparaissent en masses sombres, sous un éclairage froid et métallique. Ils se meuvent comme un seul corps, se lient, se délient et parfois se détachent dans des pas de deux où l’individu tente d’émerger de l’anonymat tyrannique du collectif. C’est beau, très beau, mais cela dégage un petit air de déjà-vu, recyclé de précédentes pièces, comme le vertigineux Seasons’ Canon. Le propos annoncé, les migrations forcées, se noie alors dans une fresque déclinée invariablement à Paris, Londres, Oslo, parcourue des mêmes réminiscences, Le Radeau de La Méduse, le monde des insectes, le mystère des origines.
Quelques fragments apparaissent plus explicites, bien sûr. On garde en tête celui où s'accumule un amas de langes froissés dans les bras d’une seule femme, endeuillée jusqu'à l'évanouissement. Parce qu’elles sont rares, ces allusions donnent l’impression que les maux migratoires n’ont été là qu’effleurés, alors qu'il y avait matière à offrir un tissu plus dense, plus habité ; en somme, plus expressif.
Le deuxième tableau (Covenant) contraste par sa poésie plus aérienne et lumineuse. Des enfants de blanc vêtus semblent incarner l’espoir d’une vie meilleure, rêve ultime du parcours migratoire. Quand une petite fille, au teint diaphane et à la chevelure platine, entame son ascension sur les dos courbés d’une chaîne humaine enveloppée d'atours noirs, on croit apercevoir alors l’allégorie du sacrifice générationnel que constitue l'immigration. Une vie de risques et de renoncements pour les aînés rendue supportable par la perspective de faire évoluer la descendance vers des sphères plus augustes. Là encore, on regrette que la transition soit si abrupte avec le Flight of pattern précédent, au détriment d'une progression narrative qui aurait pu incarner la crise migratoire avec plus de force encore.
Enfin, le troisième et dernier tableau (Passage) diffuse une douce magie blanche symbolisant l’épure apaisante de l’au-delà. Loin des tenues sombres des débuts, les danseurs portent des vêtements clairs, dans des nuances de crème. Leur gestuelle est moins saccadée, plus sereine. Les bras s’arrondissent, les poitrines s’ouvrent vers le ciel, les regards s’élèvent, tout le corps de ballet est porté par l’espérance alors que des couples se forment pour s’étreindre. Derrière eux, des piliers dorés forment un décor de lingots d’or évoquant les richesses de l’Occident.
Light of Passage s'achève ainsi, sur un non-dit. Malgré un sentiment d'inachevé et un propos qui aurait mérité d'être plus incisif, Crystal Pite prouve une fois de plus qu'elle est une immense artiste, capable de sculpter des ensembles dansés comme personne et de donner corps à cette mystérieuse âme collective qui guiderait le monde depuis des profondeurs insondables.