Il n’est possible que depuis mai dernier d’entendre l’orgue du facteur barcelonais Gerhard Grenzing dans ses moindres finitions. Et si l’on pouvait craindre que la diversité de ses jeux manque de substance hors d’un répertoire récent et contemporain, la programmation d’un Daniel Roth plus volontiers associé aux orgues historiques, et à la sensibilité germanique d’Albert Schweitzer, s’est chargée de nous donner tort. Gothique, lyrique, nuancé, orchestral … l’orgue de Radio France a décidément tout pour plaire.

Ouvrir sur Bach, mais pas forcément sur son opus le plus familier, s’avère payant. Il faut dire que ce « dernier » prélude et fugue, aussi fourmillant et flamboyant qu’on puisse le rêver, se prête tout particulièrement au cadre du concert de Noël, bien qu’on l’associe plus volontiers à l’épiphanie - l’accord de tonique arpégé au pédalier figurerait notamment la descente du Christ sur la Terre. C’est finalement la fière tonalité de do majeur qui l’emporte, et la simplicité de la fugue, chargée de tétracordes qui ne sont pas sans évoquer ceux des partite O Gott du frommer Gott et qui n’ont de cesse de rappeler avec joie la nature de la gamme.

Si Max Reger a souvent affirmé devoir absolument tout - « Alles, alles verdanke ich Johann Sebastian Bach » - au maître du contrepoint, son Weinachten, composé dans le tourment de la première guerre mondiale, et rendu avec la délicatesse que Daniel Roth sait insuffler aux pièces néo-romantiques, teinte alors la fête d’accents plus tragiques. Et malgré la teneur luthérienne du propos, des chorals utilisés – le Stille Nacht de la conclusion notamment – et l’association de Bach et Reger à l’esprit protestant et germanique (cet « art en tant qu’éthique sonore » cher au Thomas Mann apolitique), c’est davantage la parenté avec un Widor, et surtout Messiaen qui frappe dans l’introduction à la lenteur incandescente, portée par un choix de jeux de fond et de mutations judicieux. De quoi reconsidérer, au centenaire de sa mort, un compositeur peu apprécié en France, comme le souligne Benjamin François.

Daniel Roth opère ensuite un retour au Bach tardif avec les cinq Variations canoniques sur le choral « Vom himmel hoch da komm ich her » : on y retrouve effectivement l’art du contrepoint et de la variation poussés dans leurs retranchements, et, comme dans l’Art de la Fugue, le motif-signature de Bach (si bémol – la – do – si bécarre). L’organiste y appuie habilement les imitations, varie avec plaisir les textures, révélant une palette de jeux d’anche et de mixtures étonnante et solaire.

Le Noël varié de Lefébure-Wély propose dans la lignée d’une autre virtuosité, celle héritée du Grand Siècle, âge d’or de l’orgue français, un art de la variation plus harmonique, davantage marqué par l’improvisation, et une idée plus orchestrale de l’instrument. Hommage au curé de Saint-Sulpice, dont Lefébure-Wély était, comme Daniel Roth, l’organiste titulaire, cet offertoire autour d’un noël populaire ne manque pas de panache. 

C’est dans l’ère de l’orgue symphonique, du Cavaillé-Coll qui n’a aucun secret pour Daniel Roth, qu’on entre résolument avec la symphonie 9, dite « gothique »,de Widor, dont le style n’est pas sans écho avec le baroque qui a précédé. Entre contrepoint et accompagnement rythmique, thème en jeux de flûte et verticalité des accords en jeux de gambe, le tout sonne, rayonne, grâce à la technique de Roth et à sa savante utilisation de la pédale d’expression, mais aussi grâce à l’impressionnante profondeur du son.

C’est au successeur de Cavaillé-Coll, le facteur Charles Mutin, que Louis Vierne dédie sa brillante Symphonie n°2, au scherzo marqué par la subtilité de leurs timbres. Dansant, élégant, entre l’onctuosité d’un César Franck et l’impressionnisme d’un Debussy qui salua abondamment la pièce, le « Scherzo » résonne, avec Daniel Roth, de sa plus belle joie modale lorsqu’il jalonne le pédalier. 

La composition de Roth, Artizarra, proposée ensuite, inspirée par un chant basque sur les rois mages, propose un décor plus oriental. La flûte de deux pieds de Cavaillé-Coll le dispute ici à des sonorités plus contemporaines, à un rapport orchestral au thème, presque narratif au propos. Belle note d’étrangeté, se dira-t-on, dans un programme finalement peu marqué par le contemporain.

C’est sur un Guilmant plus confidentiel que se conclue le programme, comme pour honorer le travail du compositeur pour l’orgue laïc -  incarné alors par l’orgue du Trocadéro, aujourd’hui à l’Auditorium de Lyon. La simplicité du choral, la finesse d’un fugato en lutte avec un thème toujours présent, confine ici presque à l’obsessionnel.

Sans surprise, mais non sans grâce, les deux bis proposés s’inscrivent dans les deux pans de la musique pour orgue : la fugue en mi mineur de Mendelssohn, sorte d’hommage copycat à Bach – presque indistinguable du style de son aîné – et la pièce, plus libre et contemplative de Roth, sur un thème grégorien du temps de l’avent. De quoi propager sur d’autres horizons un fastueux et charmant esprit de Noël !

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