Dans le soleil estival couchant, l’Abbaye Saint-Michel de Cuxa ouvre ses portes au Festival Pablo Casals de Prades. C’est aux sons hispaniques et pyrénéens que sont dédiés les concerts des 5 et 6 août de la rencontre pradéenne de 2024.

Le lundi 5 août, une constellation des plus inhabituelles fait tant l’étonnement que le ravissement des auditeurs. L’entrée des artistes accentue encore le contraste à venir entre la percussion et les cordes. Lucero Tena, la grande dame des castagnettes, est accompagnée sur scène par Xavier de Maistre, qui lui rend hommage avec la vénération d’un petit-fils, faisant presque deux fois sa taille. Mais les oppositions de surface s’arrêtent là, et la sonate en majeur pour clavecin de Mateo Pérez de Albéniz donne le coup d’envoi à un programme aux couleurs de l’Espagne marqué par la fusion et une totale connivence artistique.

Xavier de Maistre et Lucero Tena © François Brun
Xavier de Maistre et Lucero Tena
© François Brun

Séparée de Xavier de Maistre par la harpe qui occupe le centre de la scène, Lucero Tena ne quitte des yeux les cordes ou l’instrumentiste que dans les rares moments où elle baisse les paupières pour s’abîmer totalement dans la musique. Cette attention constante fait toute l’intelligence et la subtilité de son jeu, soulignant les propositions communes : tel ralenti – d’autant plus délicat à réaliser que le roulement des castañuelas doit précéder souvent l’accent musical –, tel staccato, tel piano subito. Et qui eût cru capable les castagnettes de ce diminuendo délicieux de concert avec la harpe, qui fait baisser les instruments jusqu’à un chuchotement presque inaudible des cordes et du bois ?

À voir l’ancienne danseuse de flamenco de 85 ans agiter ses mains, on constate, fasciné, la ressemblance de cette reine des castagnettes avec les grands-mères tricoteuses, sauf qu’à la place des aiguilles imaginaires, il y a ces instruments minuscules dont les cliquetis et l’entrechoc produisent une gamme remarquable de sonorités. Espiègle, la musicienne lève ses sourcils tracés au cordon quand elle reprend le thème avancé par la harpe en en soulignant le rythme, et en ornementant les notes que Xavier de Maistre fait pleuvoir comme des gouttes de pluie.

Le harpiste, quant à lui, séduit par son interprétation aussi lumineuse que sensible du répertoire hispanique propre à son instrument (Jesús Guridi et Antonio Soler), ainsi que par ses adaptations originales et prodigieuses des pièces pour clavecin (Mateo Pérez de Albéniz), piano (Isaac Albéniz), guitare (Enrique Granados et Francisco Tárrega), voire orchestre (la Danse espagnole, cette fois, dans l’arrangement de Marcel Grandjany) : qui l’a entendu jurerait que les Asturias de la Suite Espagnole n° 1 ont été composées pour la harpe et non pour le piano, ni pour la guitare, dans leurs transcriptions les plus connues. Dans sa dextérité technique, Xavier de Maistre paraît posséder, outre son intuition sûre de l’interprétation, les huit bras de Shiva, capable de marquer d’une aisance confondante l’ostinato des octaves, l’accompagnement et la ligne mélodique principale.

La paire valse ses bis sous les applaudissements debout du public, acquis à cette soirée sans égale unissant la harpe charmeuse à l’expressivité des castagnettes, auxquelles on aurait seulement souhaité une pièce solo, à elles aussi.

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Les Éléments
© François Brun

Prolongeant la thématique de la veille, Les Élements de Joël Suhubiette mènent les auditeurs « au-delà des cimes » en pays pyrénéen, mais sur le versant sacré et légendaire, cette fois-ci. L’entrée en soirée appartient aux petits chanteurs de la maîtrise Saint-Joseph de Prades évoluant sous la direction sûre de Cyprien Sadek : leurs quatre pièces mêlant aux voix chaleureuses et justes chants d’oiseaux, battements de tambour et délicat violoncelle, dans l’Ave Maria de Pablo Casals, amènent une émotion particulière sur le plateau et font déjà remarquer dans les solos, plus particulièrement dans le dernier, de jeunes talents vraiment prometteurs.

Sur le périple pyrénéen conçu par le chef toulousain, on avance de sanctuaire en sanctuaire : débutant à la cathédrale de Pamplune, avec un Kyrie de José de Casada y Villamayor, passant ensuite par Saragosse, avec les pièces de Melchor Robledo, on se tourne vers le pays basque grâce à une Annonciation basque traditionnelle harmonisée par Edgar Pettman, avant de se reposer à l’abbatiale Saint-Étienne de Toulouse, grâce à l’Adesto dolori meo (1573) de Guillaume Boni.

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La Maîtrise Saint-Joseph de Prades
© François Brun

La large place faite au répertoire XVIe siècle sied parfaitement à ce chœur de chambre, dont la particulière homogénéité et la rondeur des altos sont remarquables, dans un ensemble au son juste et bien équilibré, sculpté par les mains de Joël Suhubiette. Mais une soirée dans les sanctuaires pyrénéens ne peut que difficilement se passer, il est vrai, du Libre vermeil de Monserrat, dont deux pièces sont données avec le secours des pupitres masculins pour une harmonisation discrète, mettant en valeur solistes et voix de femmes, puis les maîtrisiens de Saint-Joseph, qui affluent pour un Maria Matrem à la fraîcheur d’un matin ensoleillé.

Le répertoire choisi avec soin va également au-delà des siècles anciens, grâce aux créations récentes, montrant ainsi la polyvalence des Élements. Dans l’émouvant Monségur 1944 de Pascal Caumont, les pupitres masculins, groupés en rond au fond du chœur, trouvent ces sonorités vigoureuses des chœurs d’hommes corses, clamant avec une profondeur limpide la Liberta célébrée par l’hymne occitan de René Nelli. Et quelles basses magnifiques et limpides y perçoit-on ! Joan Magrané Figuera, compositeur de « L’Encis » (« L’enchantement ») présent dans la salle, se montre ravi autant que le public de l’interprétation donnée par les Toulousains de son envoûtante mise en musique du poème « Canigò » de Jacint Verdaguer pour 18 voix, où fées et forces merveilleuses semblent entourer par centaines les auditeurs. La pièce est exécutée avec prouesse et précision par l’ensemble commanditaire, qui anime de ses multiples plaintes modulées ce vol au-dessus de la montagne sacrée des Catalans : quel meilleur endroit en effet pour la donner que l’abbaye Saint-Michel de Cuxa, comme le constate le chef de chœur. Enfin, « Roncesvalles », pièce pour 17 voix extraite du Path of Miracles de Joby Talbot sur un texte multilingue de Robert Dickinson, illustre sur fond de clochettes les voix des pèlerins de tous les horizons géographiques, clamant Herr Santiago de façon incantatoire, psalmodiant, produisant chants rythmiques et glissandi ressemblant aux vallées profondes déjà rendues célèbres par la Chanson de Roland.

Ces riches expériences pyrénéennes, profanes et sacrées, me font quitter avec regret ce festival à l’ombre du Canigou, porté par une excellence musicale et un vrai élan associatif et populaire. Et c’est décidé : demain, je m’achèterai des castagnettes.

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