Un concert de Grigory Sokolov n’est pas qu’un récital, c’est un rite. Ce ne sont pas de simples mélomanes qui ont pris place dans la salle Henry Le Bœuf plongée dans l’obscurité en attendant l’arrivée du toujours impassible officiant qui arrivera drapé de mystère sur la scène à peine éclairée, mais des fidèles venus adorer un détenteur – peut-être même le seul – de vérité musicale. Le service musique de Bozar semble d’ailleurs avoir été du même avis, car le programme – disponible uniquement sur internet – se limite à donner les titres des œuvres exécutées sans y ajouter le moindre commentaire, ne serait-ce que les dates de naissance et de décès des compositeurs, les tonalités ou les indications de tempo des mazurkas de Chopin ou les titres des neuf morceaux qui constituent les Scènes de la forêt de Schumann qu’on entendra en deuxième partie.

Grigory Sokolov © Anna Flegontova
Grigory Sokolov
© Anna Flegontova

Doté de moyens pianistiques hors du commun, le géant pétersbourgeois, pour qui la musique est une sincère et inconditionnelle quête d’absolu, est aussi un interprète curieusement imprévisible, capable de sublimes fulgurances comme d’inexplicables lourdeurs. 

Maîtrisant un important répertoire, Sokolov a aussi l’art de concocter des programmes originaux. C’est ainsi qu’il choisit de consacrer toute la première partie de ce récital à un choix de pièces initialement conçues pour virginal ou clavecin par William Byrd, un compositeur dont il y a fort à parier qu’il ne devait guère être familier à la grande majorité des admirateurs du pianiste qui remplissaient jusqu’au dernier siège de la salle.

Même si l’impression qui ne cessera de prévaloir est que ces pièces sonneraient nettement mieux sur les instruments pour lesquels elles ont été conçues, Sokolov fait entendre de belles qualités dans ce répertoire au touchant alliage de lyrisme et de simplicité, qu’il aborde avec une indubitable sincérité. On goûte d’emblée la netteté de son articulation et l’exécution impeccable des ornements qui font le sel de cette musique. Cependant, le doute s’installe parfois par rapport à la très vaste dynamique employée alliée à un généreux usage de la pédale. Si l’on ne ressort pas entièrement convaincu de la démonstration, il faut néanmoins saluer la curiosité d’un interprète sortant résolument des sentiers pianistiques battus. 

Le répertoire plus conventionnel de la seconde partie du récital confirmera certaines de ces impressions. D’abord, la magnifique sonorité et l’extrême délicatesse du pianiste dans les nuances douces ainsi que, étrange corollaire, une nette et difficilement compréhensible dégradation de la sonorité dans des forte souvent curieusement crispés et durs. Ceci n’empêche pas de saluer une très belle Mazurka op. 30 n° 1, rendue avec une infinie délicatesse, ni d’apprécier la suivante où les petites hésitations agogiques sont très naturellement amenées. Hélas, des forte durs et violents déparent l’op. 30 n° 3. Même si dans ces deux recueils de mazurkas, Sokolov évite tous les maniérismes ou les pâmoisons indus, on se demande s’il est l’interprète idéal pour ces œuvres, véritables confidences à la simplicité trompeuse où l’élégance de la danse le dispute à l’intimité du propos.

C’est avec beaucoup d’intérêt qu’on attend Sokolov dans les Scènes de la forêt de Schumann, ce compositeur qui exige des interprètes beaucoup de virtuosité mais encore plus de subtile poésie et ce si rare don d’enfance. Bonne surprise, le pianiste paraît comme libéré dans l’« Entrée » initiale jouée avec toute la spontanéité et la simplicité requises. Dans le « Chasseur aux aguets », il fait preuve d’une réelle imagination, mais quel dommage que, là encore, le son se dégrade dans les nuances forte

Sokolov nous offre ensuite des « Fleurs solitaires » d’une belle délicatesse, et rend très finement le jeu de questions-réponses entre mains gauche et droite dans un « Lieu maudit » tout en nuances piano et pianissimo. Après un idyllique « À l'auberge », Sokolov propose une très belle version du célèbre « Oiseau-Prophète », pleine de tendresse et de fantaisie, avec de magnifiques sonorités dans l’aigu. Après un « Chant de chasse » hélas sonore et laid, le pianiste clôture d'un « Adieu » plein de délicatesse un cycle inégal, à l'image du récital.

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