« J'y vais ? J'y vais pas ? » : la question devient cruciale quand Ivo Pogorelich est annoncé. Depuis quarante ans, ses disques et ses récitals bringuebalent le public entre admiration et grincements de dents. Sans que ses plus grandes réussites aient réussi à le hisser à la hauteur du « génie » qu'un storytelling tente de faire accroire depuis qu'il a été éliminé avant la finale du Concours Chopin de Varsovie, en 1980. On ne devrait plus parler de cette histoire, mais un entretien publié par la Philharmonie de Paris la remet une fois de plus en mémoire des mélomanes et pas sans raisons. Âgé de 66 ans, le pianiste croate est ainsi invariablement renvoyé à son « acte de naissance » dans la carrière : il n'a pas été effacé par le rayonnement musical, la réflexion sur les œuvres, l'envergure intellectuelle ou la fulgurance instrumentale attendus d'un grand artiste qui transcende l'anecdote.

Ivo Pogorelich © George Tesla
Ivo Pogorelich
© George Tesla

Un quart d'heure avant le récital, le public peut enfin accéder à la salle. Surprise, un homme est assis devant le piano qui délivre une sonorité sublimement douce en un legato merveilleux. Pogorelich, bonnet de laine bleu sur la tête, est enseveli sous un grand tissu à carreaux coloré enveloppant un empilage de vêtements qui lui donne l'allure d'un clochard de cinéma très chic autour d'un brasero, ou plutôt d'une star de cinéma photographiée, un soir d'hiver, blottie près de la cheminée. Les acteurs la partagent avec des millions de fans ; Pogorelich se contente du public qui remplit la Philharmonie. Deux employés de la salle viennent tour à tour lui rappeler que l'heure approche, avant que l'artiste ne daigne rejoindre lentement la coulisse... dont le super-héros, cette fois souriant, resurgit rapidement dans un smoking noir, accompagné par une tourneuse de pages qui se tournera les pouces.

En quelques secondes, tout est oublié. Pogorelich joue les trois Mazurkas op. 59 de Chopin avec une sonorité magique, une incroyable variété d'éclairages contenus entre piano et pianissimo. C'est envoûtant mais, les phrases s'enchaînant, les points d'appuis rythmiques se dérobant face à ces chinoiseries d'articulation et de diction, on en vient à perdre le fil et à ne plus savoir si l'on est toujours à trois temps. Et l'on se remémore Meyerbeer venu visiter Chopin et affirmant à ce dernier qui lui montrait une nouvelle mazurka qu'il ne la jouait pas à trois temps mais à deux. Tout se termina par une colère de Chopin qui en cassa son crayon, balança une chaise à travers son studio et congédia son confère...

Le temps qu'on pense à cela et l'on est perdu, bien trop accaparé par la manière de Pogorelich, plus que par ces sublimes mazurkas qu'il enchaîne sans pause. Mais quand même, comment fait-il pour faire entendre tant de lignes, de couleurs différentes ?

La Sonate « funèbre » ? Premier mouvement dénervé, trop lent et lourd, sans tension ni harmonique ni mélodique, nonchalant, somptueusement coloré par un instrumentiste capable jusque dans le pianissimo de faire sonner le piano avec une plénitude orchestrale stupéfiante, signe d'une technique fabuleuse, néanmoins entravée avec les années qui passent par une aisance et une virtuosité qui diminuent grandement : les accords répétés sont aussi gourds que le tempo est prudent. Seule la « Marche funèbre » nous consolera (!) grâce à un tempo vif – alla Rachmaninov dans son enregistrement des années 1920 – et à une mise en scène sonore exemplaire. À la reprise, jouée piano comme demandé par le compositeur, le pianiste donne vraiment l'impression d'une procession qui se rapproche de très loin, après un « Trio » parfaitement restitué dans son brouillard lugubre. Là encore, le pianiste enchaîne les mouvements sans pause et pour autant aucune dramaturgie ne les relie : tout est déstructuré.

La Valse triste de Sibelius est sans vertige, avec le même son, les mêmes ficelles aussi quand il s'agit de faire sonner en dehors une ligne mélodique qui pourtant aimerait tellement rester près de l'harmonie qui la magnifie. Dans les Moments musicaux, enchaînés eux aussi sans silence entre chacun, Schubert est rapidement perdu de vue. La musique s'absente de cette somptuosité kaléidoscopique que le pianiste brandit comme un grand couturier fait défiler ses modèles. Un nocturne de Chopin en bis. Il n'y en aura qu'un seul. Le public se lève vite, après un récital qui laisse l'impression d'être face à un de ces pianistes qui sont à la recherche du « génie » qu'on leur accordera, en raison de leur indépendance vis-à-vis des partitions.

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