Avec pas moins de trois concerts sur la journée, c’est peu de dire que le Festival de la Grange de Meslay met les bouchées doubles ce dimanche. Fort heureusement, le lieu se prête volontiers à un séjour prolongé, notamment grâce à sa pelouse qui semble inviter au pique-nique. Et pour l’ultime récital du week-end, mieux valait s’être lesté de quelques calories : le programme que propose Jean-Frédéric Neuburger semble un best-of d’œuvres à la densité et à la complexité extrêmes.

Jean-Frédéric Neuburger à la Grange de Meslay © Gérard Proust
Jean-Frédéric Neuburger à la Grange de Meslay
© Gérard Proust

Alors qu’on peut s’attendre à devoir s’accrocher pour bien suivre, c’est tout le contraire qui se produit. L’architecture et le contrepoint de la « Chaconne » de la Partita pour violon n° 2 de Bach transcrite par Brahms transparaissent avec la clarté de l’évidence. La prouesse est technique, car la transcription est exclusivement jouée avec la main gauche, posant de nombreuses problématiques d’arpèges et d’indépendance des doigts. La main du pianiste est à la hauteur de l’œuvre, très distincte, capable d’avaler sans effort les quelques traits virtuoses sans jamais sacrifier la polyphonie.

La prouesse est cependant avant tout intellectuelle, tant il faut réussir à construire un édifice complexe sur un quart d’heure sans donner l’impression d’une overdose. C’est là que Neuburger s’illustre particulièrement, invitant l’oreille dans un palais mathématique extraordinairement ingénieux sans l’abrutir de traité de construction formelle. Son interprétation tend d’ailleurs davantage vers Bach que vers Brahms : sans être austère, l’atmosphère est luthérienne, avec un jeu de pédale sans excès.

Dans la continuité de cette approche intellectuelle presque didactique, les Kreisleriana de Schumann brillent par leur compréhensibilité. Les huit mouvements du recueil sont pourtant l’archétype du Schumann tortueux, entremêlant le plus souvent au moins trois voix dans une rythmique alambiquée : le tout peut facilement produire un embrouillement brumeux d’où émergerait un seul élément mis en avant par le pianiste. Ce n’est pas le cas ce soir, c’en est même presque trop compréhensible, comme si une voix supplémentaire ne poserait aucun souci d’intelligibilité. Mais n'allez pas imaginer un intellect froid professoral : Neuburger donne à chaque numéro une identité pianistique propre, avec une sensibilité particulière pour les nuances piano. Et quand parfois on commence à se dire qu’il pourrait insuffler davantage de sentiment, c’est comme si le musicien prenait un malin plaisir à nous surprendre en exauçant la demande quelques notes plus tard, tout en respectant scrupuleusement le texte.

Au retour de l’entracte, la Sonate en si mineur de Liszt nous rappelle que la première partie n’était qu’un amuse-bouche, ajoutant au récital une dimension métaphysique prodigieuse. Neuburger prend le temps de poser le décor dans un « Lento assai » inaugural ténébreux et mystérieux à souhait, avec des basses idéalement sombres. La texture pesante, inquiétante, transporte immédiatement le public dans une réalité parallèle. Et voilà qu’à l’« Allegro energico », le pianiste emporte les octaves en se jetant sur le clavier, presque bestialement, clouant l’auditeur sur son siège. Quel contraste ! Toute l’œuvre sera irriguée de cette dualité, entre coups de masse alourdis, crépitements et accords suspendus que l’artiste laisse résonner, remplir la salle, dans un kaléidoscope de nuances infini. On se noie avec volupté dans ces résonances, on croit avoir basculé dans l’accord de Tristan, ce qui révèle toute la justesse de l’interprétation du pianiste quand on connait les liens entre Liszt et Wagner.

L’instinct qui émerge tout à coup n’éclipse pas les qualités montrées précédemment. Ainsi la fugue aura rarement sonné avec autant de clarté formelle, et le déferlement de virtuosité reste d’une maîtrise technique ahurissante. Malgré des tempos d’enfer dans les passages rapides, tout reste distinct, les accents et appuis aux bons endroits pour ménager une progression magistrale. Cette performance d’anthologie qui aurait mérité un enregistrement donne une sensation d’aboutissement indépassable. Le Festival de la Grange de Meslay, lui, continue encore pour une semaine, hors les murs autour de Tours.


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.

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