Et si les faiblesses et maladresses du livret des Pêcheurs de perles et ses désarmantes naïvetés pouvaient en faire la richesse ? Comme s’il suffisait de les retourner comme un gant pour en changer du tout au tout le sens et la portée. C’est l’exercice à haut risque mais très adroitement pensé et pesé auquel se sont livrés à Clermont-Ferrand Éric Perez et Olivier Desbordes côté mise en scène et Gaspard Brécourt à la baguette, avec jubilation, bonheur, beaucoup d’imagination et d’intelligence complice.
Oubliées les tartes à la crème d’un exotisme paresseux, d’un orientalisme trop commode ou d’un lyrisme de pacotille. Les trois compères nous invitent à un tout autre regard sur cette œuvre longtemps jugée avec une injuste condescendance. Ils nous disent que nous avions la vérité sous les yeux et qu’il fallait seulement lever le voile. Ce même voile du décor imaginé par Ruth Gross, sous lequel dorment les protagonistes du triangle amoureux de l’enfance : Zurga, Nadir et Leïla. Car Les Pêcheurs de perles est l’œuvre d’un Bizet encore pétri des enthousiasmes de la jeunesse, soutient à juste raison Gaspard Brécourt avec une fièvre contagieuse. Perez et Desbordes mettent en volume ce conte merveilleux où le fantastique le dispute à l’aventure.
Une mer miroir des passions, des profondeurs du pouvoir et de la démesure : ces Pêcheurs sont une plongée en apnée sous cette surface immaculée, symbole d’une vie descendue des cintres, long fleuve intranquille d’une enfance qui se cherche dans une existence qui les dépasse. Ainsi Leïla oublie les folles ambitions d'héroïne virginale à laquelle elle (s')était promise pour enfin incarner une jeune femme (presque) ordinaire. Son dévoilement la révèle vêtue d'une robe de tous les jours et de sentiments suffisamment humains pour embrasser un amour sincère. Mais c'est à une autre mutation que se confrontent et s'affrontent Zurga et Nadir. Perez et Desbordes nous font prendre la mesure de cette amitié profonde et fusionnelle, déchirée par l'amour où ils se retrouvent jusqu'au sacrifice. La mise en scène laisse la porte ouverte entre mort et transfiguration. L’enfance est éternelle, quand bien même pourrait-elle être trahie ou assassinée…
Le tragique s’éprend aussi d’un côté théâtre forain avec ce drap sur lequel explosent la luxuriance et la folie des vidéos de Clément Chébli. Transe endiablée et mystique des danses saturées de couleurs, déferlement purificateur, vague de feu et incandescence sacrificielle : l’image fait décor, âme d'une musique en mouvement qui épouse les protagonistes. On n'est non plus dans l’artifice mais dans le ludique, la féérie. Jusqu’à cette déroutante mais salutaire provocation d’un Zurga armé d’une épée de bois qui nous ramène aux réalités des sentiments humains, loin du pathos ampoulé d’interprétations trop littérales. Après tout, il y a quelque chose de l'enfance amoureuse dans ce combat chevaleresque pour séduire l'être convoité. Zurga apparaît comme le mythe de l’enfance retrouvée, réconciliée. D’abord en fier chef de bande, matamore triomphant, ensuite en ami véritable, capable de résilience. Paul Jadach y est superbe d’autorité, facilité par une émission généreuse, des graves enivrants et une belle maîtrise de la diction du français.
Mark Van Arsdale, moins dans la suavité extatique d’un Vanzo ou d’un Gigli, concède à son Nadir une présence plus virile et justement marquée dans le médium. Sa romance du premier acte est la parfaite traduction du surhumain contrôle que l’on en attend. Sans chercher l’inaccessible performance, il atteint un idéal équilibre entre fermeté de la projection et clarté du timbre. Il partage cette sincérité expressive avec la Leïla de Serenad Uyar. L’élégance rythmique de la soprano, son caractère, sa distinction, sa diction sensuellement galbée en font une vestale d’une aristocratique féminité. Tendre amante implorante aux aigus émouvants et agiles, elle affronte sans faillir le legato généreux et l’autorité naturelle du Nourabad de Jean-Loup Pagésy.
Brécourt mise à juste titre sur une direction ferme et sans concession. La furie presque animale de rythmes assumés au premier acte ne l’effraie pas. Il peut compter sur l’Orchestre de l’Opéra Eclaté conduit à bride abattu, sans temps mort. Les vingt-deux musiciens y prennent manifestement un plaisir fou, jubilatoire, jouissif. L'effectif souple et réactif épargne à Bizet un pathos ici hors de propos, aux antipodes de l'opéra aromatique où l'enferment et le dénaturent de si nombreuses lectures – et non des moindres. La lecture vive et tonique déborde d'enthousiasme et de finesse d'analyse. Le chef conjugue avec maestria et habileté la puissance dramatique, les subtilités harmoniques et les luxuriances chromatiques. Brécourt redonne sa vigueur à ces pages qui n'attendaient que ça pour revivre.
Qui pense encore que cet ouvrage est bien loin d'atteindre la puissance dramatique de Carmen ? Le Bizet de la maturité est déjà tout entier dans ses flamboyances et ses audaces réanimées par l'Opéra Éclaté.