Si le Teatro dell’Opera de Rome a souvent fait preuve de conformisme par le passé, l’audace des productions de la saison 2016/2017 lui redonne un nouveau souffle. Après une Maria Stuarda magnifique et un André Chénier remarquable, c’est au tour de Lulu, chef-d’œuvre d’Alban Berg qui n’avait pas été donné à Rome depuis 1968, d’occuper la scène.
L’admirable atmosphère créée par le sud-africain William Kentridge bouleverse les bienséances. L’ensemble visuel véhicule une obsession pour l’asymétrie : plan de scène incliné, murs penchés, encadrements de porte irréguliers. Chaque élément de mise en scène fait partie d’une réflexion aboutie sur l’œuvre de Berg que Kentridge a initiée en 2015 lorsqu’il travaille pour la première fois sur Lulu pour le Metropolitan Opera de New York. Omniprésents, des dessins à l’encre de chine projetés sur les multiples panneaux de fond de scène créent un impact visuel et une dimension sémantique supplémentaire. Certains dessins sont figés, d’autres s’animent comme des marionnettes. Les projections agissent à divers plans, suggèrent et complètent les actions et pensées des personnages qui évoluent sur le devant de la scène.
La soprano Agneta Eichenholz confirme son rang de grande interprète de Lulu, un rôle difficile dans lequel elle s’était déjà illustrée en 2009 au Royal Opera House de Londres. Elle sait briller dans les hauteurs tout en conservant un timbre lumineux tout au long des trois actes de l’œuvre. Sa présence sur scène est envoûtante et elle occupe sans hésitation l’espace que lui offre le metteur en scène avec aise et désinvolture : elle grimpe en haut de l’échelle d’atelier d’artiste, saute sur les tables, se met debout sur le bureau lorsqu’elle impose au Dr. Schön d’écrire sa lettre de séparation avec la fiancée alors que celui-ci est par terre.
Les autres interprètes ne déméritent pas non plus. Jennifer Larmore est grandiose dans le rôle de la Comtesse Geschwitz et Zachary Altman nous offre une performance de haute volée pour le personnage de l’Athlète qu’il a déjà interprété cette année au Staatsoper d’Hambourg. Le jeu d’acteur de Sir Willard White apporte beaucoup à la production, notamment lors des duos complices avec Agneta Eichenholz. On regrettera surtout l’absence de Thomas Piffka dans le rôle central d’Alwa, remplacé au dernier moment par le ténor américain Charles Workman. Celui-ci était installé avec un pupitre au premier plan tout à droite de la scène alors que le metteur en scène adjoint, Luc De Wit, tient le rôle d’Alwa sur scène. Les duos entre les personnages de Lulu et celui d’Alwa en pâtissent quelque peu : la voix du ténor porte plus que celle de la soprano lors des passages quasi-parlés, Workman ayant l’avantage d’être installé plus près de la salle.
Le langage visuel choisi par Kentridge pour donner forme à l’œuvre de Berg passe également par le traitement original des costumes. Les personnages secondaires portent de couleurs éclatantes : le Dr. Schön arbore un costume jaune vif, l’athlète est tout de rose vêtu, le peintre porte une salopette bleue, la comtesse un long manteau vert. A côté d’eux, Lulu se présente dans des tenues légères voire minimalistes : une simple chemise blanche, des dessous noirs et des escarpins argentés la suivent tout au long de l’opéra. Echo graphique aux dessins projetés sur le fond de scène, elle exhibe un sein dessiné sur un carré de papier blanc et collé directement sur sa chemise. Accessoires présents tout au long de la représentation, des mains de carton blanc géantes et deux masques cylindriques sont utilisés comme pour déshumaniser les interprètes et les rapprocher encore un peu plus de marionnettes d’encre et de papier qui s’animent sur le fond de scène.
Suivant les indications du compositeur, Kentridge projette un film en noir et blanc racontant l’emprisonnement de Lulu au milieu du deuxième acte. Film et dessins, projetés en parallèle, créent un continuum visuel qui ne choque pas le spectateur, et la musique de film qui accompagne ces projections participe également de cette impression de continuité. L’orchestre dirigé par Alejo Pérez, et notamment les pupitres de cuivres et de percussions, réalisent une belle performance lors de ce moment central de l’œuvre. Le travail rythmique des tubas et des percussionnistes est notable également lors des scènes d’ensemble du premier tableau du troisième acte, alors que l’action se déroule à Paris.
Selon Kentridge, le thème principal de l’œuvre de Berg est l’instabilité du désir et son intention était d’offrir une interprétation visuelle de ce thème. Pari réussi !