Klaus Mäkelä vient à peine de lancer l’Orchestre de Paris dans Les Hébrides qu’on pressent le grand soir qui s’annonce. Dans cette pièce marine de Mendelssohn plus complexe à interpréter qu’elle en a l’air (sans vision au long cours, le phrasé a vite fait de se fracasser péniblement contre les barres de mesure), c’est flagrant : la sonorité de l’orchestre, souple, pleine et naturelle, montre le lien de confiance absolue que le chef et ses musiciens ont réussi à établir en peu de temps. Un peu plus de deux heures plus tard, à l’issue de la Symphonie alpestre, on ne révisera pas notre jugement. L’œuvre-monstre de Richard Strauss s’est épanouie dans la grande salle de la Philharmonie en une cinquantaine de minutes qui en ont paru dix, le chef rayonne comme s’il venait de finir l’ouverture et l’orchestre tout sourire l’applaudit à tout rompre… On peine à croire que tous ces artistes se sont enquillé la même étape de haute montagne la veille !
Deux choses sont particulièrement remarquables. La première saute aux yeux autant qu'aux oreilles : Mäkelä témoigne d’une assurance bluffante dans cette partition pourtant copieuse jusqu’à l’indigestion (harpes, orgue, percussions en nombre dont des cloches de vaches et une machine à vent, cornistes jouant des tubas wagnériens, fanfare en coulisses…). Les équilibres, si délicats dans cette œuvre tout en plans sonores, sont réglés sans qu’on s’en aperçoive, aussi discrètement qu’efficacement ; les bruissements des cordes sont notamment gérés à la perfection, laissant passer les solos des bois ou les chorals des cuivres sans que les soufflants aient à forcer (ménageant ainsi l’oreille très sollicitée de l’auditeur). Quant au bras du maestro, il ne tremble à aucun changement de tempo : Mäkelä enchaîne les 22 séquences de cette symphonie-randonnée en traçant une mesure d’une fiabilité à toute épreuve, tel un maillot jaune survolant les 21 lacets de l’Alpe d’Huez. On en viendrait presque à réclamer un contrôle anti-dopage !
Le maestro n’est pas le seul à épater par sa santé musicale, et c’est bien là le deuxième point admirable de la soirée : la pâte sonore de l’Orchestre de Paris est fantastique de richesse et de ductilité, à commencer par les cordes, qu’on a rarement connues aussi intenses dans les sommets d’une œuvre symphonique. Est-ce l’effet du violon solo invité, le solide et impassible Andrej Power (d’ordinaire à l'Orchestre philharmonique royal de Stockholm) ? On serait curieux de le revoir à l’œuvre à ce poste. À l’autre extrémité de l’orchestre, l’ensemble du pupitre de percussions est à saluer pour sa capacité à se fondre dans la masse et à en jaillir au détour d’un sentier mélodique, les cuivres savent être puissants sans être criards (mention spéciale à la trompette héroïque de Frédéric Mellardi), quand les bois épatent par leur cohésion (notamment le tandem espagnol Vicens Prats – Miriam Pastor Burgos, respectivement flûte et hautbois solos, aux affinités musicales évidentes).
Entre les flots mendelssohniens et la montagne de Strauss, le concerto pour violoncelle et orchestre d’Henri Dutilleux Tout un monde lointain a laissé en première partie une impression paradoxale : malgré un soliste brillant (Jean-Guihen Queyras, violoncelliste aussi doué dans le trait virtuose que dans le chant intérieur) et un maestro très au fait de sa partition (Mäkelä avait déjà fait ses preuves dans cette œuvre à Stockholm au début de la saison), on s’est ennuyé dans une œuvre qui a ressemblé à une succession d’effets morcelés et non à un véritable discours poétique. C’est peut-être simplement une question de programmation : ce concerto moderne, subtilement évocateur, était-il à sa meilleure place entre ses deux voisines romantiques germaniques aux univers très concrets ? On est en droit d’en douter. Queyras aura pourtant fait de son mieux jusqu’au bout, concluant en bis sur une sarabande de Bach aussi pure d’intonation que libre dans l’ornementation des reprises : une bien belle échappée avant l’étape de montagne.