Nous voici un peu avant l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, à 300 mètres de la station de RER de Port-Royal et de la brasserie la Closerie des Lilas : la rue Pierre-Nicolle donne sur le boulevard qui descend jusqu'aux Gobelins, est facile d'accès pour un usager des transports en commun et l'on peut même s'y garer en voiture, si l'on vient d'une lointaine banlieue ou d'une proche province. Au 24 se trouve l'église évangélique Saint-Marcel, où le pianiste Marcos Madrigal donnait le huitième des quinze récitals proposés par les Nuits Oxygène pour la saison 2018-1019. Elle prendra fin, le 26 juin, par un récital du grand pianiste vietnamien Dang Thai Son, vingt jours après un récital du non moins grand pianiste Severin von Eckardstein.
Comment est-il possible que ce jeune pianiste cubain de 34 ans, dont plusieurs enregistrements ont déjà été salués par la critique, ait pu jouer devant une petite trentaine de mélomanes seulement, dans ce petit temple accueillant – et bien chauffé ! –, connu comme le loup blanc pour les nombreux disques qui y ont été enregistrés ? Un grand queue de concert Steinway and sons des années 1990 y est à demeure, instrument réputé avoir été souvent utilisé par Daniel Barenboim en récital comme pour enregistrer sa dernière intégrale des sonates de Mozart !
Le public a manqué pour calmer un peu l'acoustique généreuse de la petite église à la très haute voûte. Marcos Madrigal a choisi les Chants de l'aube op. 133 de Robert Schumann pour ouvrir son récital. Son jeu dense, incrusté dans le clavier, sonne trop, beaucoup trop jusqu'à ce que les oreilles du pianiste apprivoisent la réverbération et que les nôtres en fassent autant. Il joue cette œuvre de la fin de la vie du compositeur, douloureuse, tournant en rond, ressassant des idées maussades faites de fragments juxtaposés, en soulignant peut-être un peu trop des phrases qui gagnent à ne pas être chantées de façon aussi éloquente, aussi expressive. Équilibre très difficile à trouver dans une musique faite de sanglots étouffés, de rage impuissante, d'interrogations jetées en l'air. Je l'imagine interprétée de façon plus allusive, plus grise, moins chaleureuse. Viennent les Visions fugitives op. 22 de Serge Prokofiev. Marcos Madrigal joue les vingt-deux, ce qui n'est pas si fréquent. Et il les joue en respectant l'alternance des climats, jouant de la couleur autant que de la dynamique. Son apparente facilité ne minimise en rien des pièces qui trouvent une logique interne, faisant un tout de vignettes fulgurantes, atmosphériques, poétiques, grandioses, un peu à la façon des bagatelles de Beethoven ou plutôt des Bunte Blätter de Schumann.