20 décembre 2024, 20h : le regard espiègle, Martha Argerich fait son entrée sur le plateau d’une Halle aux Grains de Toulouse comble, bras dessus - bras dessous avec sa partenaire la pianiste japonaise Akane Sakai.

Retrouver la grande Martha en compagnie de quelques-uns de ses amis artistes est toujours un moment exceptionnel de musique de chambre, une fête pour l’esprit et pour les sens. Faut-il rappeler que depuis de très nombreuses années, Argerich ne donne plus de récital en solo – au grand dam de ses nombreux admirateurs – mais préfère partager la scène avec d’autres grands artistes. C’est ainsi que les fameuses soirées « Martha Argerich and friends » mélangent partenaires de longue date et jeunes artistes qu’elle prend sous son aile, le tout dans des programmes marqués par l’éclectisme, la découverte et le partage. Et le concert présenté ce soir par Les Grands Interprètes n’a pas dérogé à ce magnifique état d’esprit.
Éclectisme, oui, mais avec deux fils rouges : un hommage à l’art de la transcription, et une bonne partie du programme consacrée à la musique russe. Et pour commencer, un véritable feu d’artifice avec la transcription pour deux pianos de la délectable Symphonie classique de Prokofiev. L'épatante transcription de Riyaku Terashima est virtuose, intelligente, pleine d’humour et de panache. Elle offre une lisibilité incroyable à la savante polyphonie de l’oeuvre et à ses nombreuses trouvailles, à commencer par les savoureux frottements harmoniques saupoudrés par Prokofiev, mais aussi par un jeu étourdissant de circulation entre les deux pianistes de la mélodie. Akane Sakai est une virtuose accomplie dont la complicité avec Argerich est palpable : L’Allegro est joyeux et virevoltant à souhait, le Larghetto est mené sur un tempo alerte, au contraire d’une Gavotte assez retenue pour mieux faire contraste avec un Finale mené à un train d’enfer, à la fois vertigineux et débordant d’énergie. Sous les acclamations d’un public en liesse, les deux partenaires échangent quelques mots... Probablement insatisfaites de leur Finale, elles décident de le redonner pour notre plus grand bonheur !
Immense artiste et autre partenaire régulier, Tedi Papavrami rejoint Argerich pour une Sonate pour violon et piano n° 2 de Prokofiev qu'ils ont enregistrée récemment ensemble, et qui est en réalité une transcription réalisée par David Oïstrakh de la Sonate pour flûte et piano. Après un premier mouvement volubile et chantant, le Scherzo est savoureusement dansant, sautillant et ironique. Dans l’Andante, la ligne mélodique est conduite avec beaucoup de lyrisme comme un hommage aux grands concertos romantiques, tandis que l’allegro conclusif est joué avec une énergie, un brio et une liberté éblouissante.
Après l’entracte s’installe au piano un svelte et élégant jeune homme. Adoubé par Argerich, Ido Zeev, pianiste israëlien de 25 ans, va jouer une Sonate n° 2 de Scriabine d’anthologie : le jeu est fluide, le son profond, l’interprétation magnifique, maîtrisée et pleine de sensibilité : le chant de l'Andante est tout en finesse et en poésie, tandis que le chaos sonore du Presto est interprété avec toute l’énergie et la maestria voulue. Quant à sa propre transcription pour piano de Tzigane de Ravel, elle confirme que nous sommes face à un très grand pianiste, et aussi un transcripteur de grand talent : la cadence introductive est ici jouée par la seule main gauche, comme un hommage au Concerto pour la main gauche. Puis les deux mains réunies nous offrent une vertigineuse démonstration de technique pianistique digne de Gaspard de la nuit. Un tonnerre d’applaudissement salue la performance et l’originalité de la proposition d’Ido Zeev, un artiste avec qui il va falloir compter.
Pour finir en beauté ce concert fleuve (près de deux heures de musique !), le merveilleux Trio n° 1 de Felix Mendelssohn réunit Argerich, Papavrami et la talentueuse violoncelliste Jing Zhao. L’œuvre offre à la pianiste argentine un rôle concertant. Le fiévreux premier thème est joué avec beaucoup d’énergie tandis que second thème est interprété avec lyrisme. Argerich joue avec poésie l’introduction de l’Andante et développe avec beaucoup d’imagination la ligne mélodique . Le scherzo est dansant, joyeux, espiègle et mystérieux à souhait, et le finale dégage à nouveau un lyrisme intense. En bis, nos trois complices ne résistent pas au plaisir de redonner la brillante fin du scherzo.
Puis les cinq artistes de cette soirée formidable viennent saluer tous ensemble... mais ce n’est pas fini ! Les trois pianistes s’installent côte à côte et nous régalent de la bouleversante et nostalgique Romance pour six mains de Rachmaninov, suscitant une nouvelle ovation d’un public aux anges.
À 83 ans, l’énergie, la musicalité, l’imagination et la liberté interprétative de Martha Argerich sont merveilleusement intactes. Et avec la confirmation qu’elle est l’une des plus fabuleuses chambristes qui soit, soutenant ses partenaires et les amenant sur des sommets d'émotion dans un climat de complicité et d’amitié véritablement uniques. Merci Martha !