On achève bien les chevaux, roman à succès du XXe siècle (écrit par Horace McCoy en 1935) rendu plus populaire encore grâce à son pendant cinématographique (réalisé par Sydney Pollack en 1969), prend désormais la forme d’un spectacle transdisciplinaire sous la co-direction de Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro.

Un peu moins de deux ans après sa création, la pièce est interprétée au Théâtre de la Ville par le Ballet de l’Opéra national du Rhin et la Compagnie des Petits Champs. Mélangeant professionnels de la danse et du théâtre, et faisant alterner jeu scénique et tableaux chorégraphiés, l’œuvre propose à la manière d’une comédie musicale une narration accessible ponctuée de scènes dansées bien calibrées et toujours au service du propos dramaturgique. Malheureusement, la structuration globale du spectacle manque de souffle et l’intrigue censément centrale dont l’importance fluctue au cours du récit pollue l’intrigue réellement principale : la cruelle exploitation d’une population exsangue par un capitalisme délibérément perfide.
Le sujet abordé met en exergue une facette méconnue des États-Unis de l’entre-deux-guerres : la popularité des marathons de danse, compétitions ouvertes à tous dont l’objectif simplissime est de réussir à danser le plus longtemps possible – plus longtemps que les autres couples – afin de remporter la récompense promise, à savoir une somme de quelques milliers de dollars. Les règles sont extrêmement strictes et anéantissent toute notion de dignité humaine. Interdiction de se reposer sauf pendant des créneaux imposés, bien sûr ridiculement courts ; restriction drastique des portions alimentaires, distribuées à heures fixes ; soumission absolue des participants aux instructions de l’organisateur du concours, aussi arbitraires soient-elles.
La thématique est passionnante et légitime absolument l’hybridation de plusieurs disciplines artistiques. Le concept scénique fonctionne d’ailleurs à merveille : un présentateur muni d’un micro expose les consignes, instaure cette atmosphère si particulière qui transforme instantanément des individus fragiles en rivaux numérotés, impose un rythme implacable dont il se réjouit ouvertement. C’est ainsi qu’une œuvre initialement statique (un livre) devient un spectacle vivant, et même haut en couleur, un véritable show où chaque couple s’évertue à démontrer son talent, ses particularités, et sa plus-value par rapport à une foule hostile et menaçante. La musique jouée en live par le quartet de jazz détermine quel style de danse doit être adopté à chaque séquence. Rock, lindy-up, tango, slow (etc.) s’enchaînent au gré de standards plus ou moins récents qu’une majorité du public reconnaît et apprécie (de Wake Me Up Before You Go-Go à Somewhere Over the Rainbow).
L’illusion qu’on assiste à un superbe concours bien rodé fonctionne très bien au début, tous les détails clichés y sont : l’application visible dans les figures et les enchaînements, les sourires exagérés de chaque protagoniste sur la piste, la performance au-dessus du lot de tel ou tel couple à l’occasion de leur musique favorite. Mais le ton se durcit bientôt, l’atmosphère change et la définition même du marathon de danse se retrouve bientôt biaisée ; pour inciter des spectateurs à venir assister à sa compétition, l’organisateur décrète que des courses intensives auront lieu régulièrement en alternance avec les moments de danse, et que les deux couples arrivant derniers se trouveront éliminés. L’injustice, la cruauté, l’absurdité de l’événement commencent à être exposées de manière explicite.
Au lieu de contribuer à faire monter la tension, le procédé affaiblit la qualité du spectacle, en particulier en termes chorégraphiques. Il y a un intérêt théorique à (dé)montrer l’affaiblissement des corps, la lassitude, la fatigue, l’épuisement… sauf quand cela se résume à figurer une quasi-inertie des danseurs pendant environ la moitié d’un « ballet ». On apprécie cependant le moment de grâce que nous offre Ana Karina Enriquez Gonzalez avec une superbe variation extraite de Giselle, dansée dans l’espoir de se faire repérer par les producteurs présents dans le public, et qui se révèle en outre d’une ironie mordante, puisque la Giselle en blanc du deuxième acte est devenue une Wilis – c’est-à-dire un spectre cherchant à faire danser les vivants jusqu’à l’épuisement.
Enfin, que dire de l’histoire « d’amour » entre Robert et Gloria, le premier étant un homme seul et perdu, la seconde une dépressive sans relief ? Si cette romance était au centre des fictions précédentes, mieux aurait sans doute valu l’évacuer complètement d’une pièce qui parle du désespoir d’une société dans son ensemble, pas du tout de deux individualités certes pathétiques mais trop invisibles pour devenir un tant soit peu crédibles ou attachantes.