Pour Patricia Kopatchinskaja, le personnage de Pierrot est un camarade de route et le Pierrot lunaire de Schönberg une œuvre de prédilection. Après avoir porté celle-ci au disque en 2021, la violoniste, chanteuse, compositrice et comédienne en proposait une nouvelle lecture, avec les mêmes musiciens, mercredi dernier à l'Auditorium du Louvre. Kopatchinskaya profite de l’agencement des 21 poèmes qui constituent le Pierrot lunaire en trois parties de sept textes (ces chiffres renvoyant à Dieu et à la création divine) pour intercaler entre chacune des œuvres d’autres compositeurs. Ce patchwork se révèle passionnant. Les pièces s’enchaînent avec fluidité grâce à la mise en scène des musiciens qui, eux aussi, jouent la comédie.

Incarné par Patricia Kopatchinskaja, le clown blanc entre sur le plateau vêtu de sa tenue classique pour faire entendre Flügeln Wund, un dialogue entre violon et haut-parleurs. Cette pièce, composée par nulle autre que PatKop (le nom de compositrice de Kopatchinskaja) donne à voir et à entendre toute la facétie du personnage de Pierrot. La spatialisation de l’électronique musicale – composée de craquements, de polyphonies vocales, de souffle – offre aux musiciens de la « formation Pierrot » une entrée scénarisée par les travées de la salle. Le décor, sans dessus-dessous, montre un lit, des pages de journaux éparpillées, des habits suspendus, une corde de pendu. Une fois installés, les instrumentistes font résonner l’arrangement, tout en pizzicati, du Presto en do mineur de Carl Philipp Emanuel Bach que Kopatchinskaja agrémente au violon de trilles, d’harmoniques et de glissandos inattendus. Pierrot est déjà là.
Par la suite, la comédienne s’illustre dans un Sprechgesang plus « sprech » (parlé) que « gesang » (chanté) qui donne un relief extraordinaire au clown blanc de la commedia dell’arte. La palette interprétative de Kopatchinskaja offre un Pierrot à la voix sans cesse renouvelée, tantôt agressive et bruiteuse, tantôt enfantine et angoissante. À cela se mêle une scansion et un placement rythmique si bien gérés que l’articulation texte-musique devient jubilatoire. Après que les musiciens se sont installés dans le lit pour que Pierrot et la flûte racontent l’histoire de la « kranke Mond » (la lune malade), Reto Bieri entame le Lied pour clarinette seule de Berio comme s’il incarnait le monstre sous le lit.
La deuxième partie du Pierrot lunaire est aussi glaçante que réussie : le roulement acéré des « r » des « rubis rouges » que le clown projette de voler, précède les cris démentiels de la « rote Messe » (messe rouge). Les instrumentistes se déchaînent dans « Enthauptung » (décapitation). L’intermède central montre toute la folie du personnage de Pierrot qui, formant une croix avec ses bras (en référence au poème « Kreuze »), refuse momentanément de jouer. Quand le personnage prend le violon en râlant à base d’onomatopées dont Patricia Kopatchinskaja a le secret, un Jeu de Darius Milhaud s’installe avec la clarinette. Les deux protagonistes se tirent la bourre dans une joute musicale réjouissante pendant laquelle ils s’accordent parfois sur des thèmes populaires de l’est.
Pierrot, qui n’en fait qu’à sa tête, rejoint finalement les autres musiciens pour la troisième partie de l’œuvre de Schönberg. Les états d’âme du personnage principal – le tourment, le dépit, la violence – ne cessent de s’accentuer tout comme l’intensité du jeu de la comédienne. À la flûte et au piccolo, Júlia Gállego épouse avec souplesse toutes les sonorités requises par le drame, douces, stridentes, bruiteuses, moelleuses. Le violon de Meesun Hong Coleman et le violoncelle de Thomas Kaufmann oscillent entre lyrisme et déchaînement tandis que le pianiste Joonas Ahonen crée le liant entre toutes les parties. Chacun des artistes s’investit dans la dynamique musicale qui se montre sans faille. Leur osmose ne fait pas de doute.
Aux saluts, Pierrot est toujours là, facétieux, à saluer plus bas que les autres ou à la renverse dans le lit, à faire courir les musiciens sur le plateau, à éructer en onomatopées. Kopatchinskaja, indissociable de son Pierrot, ne quitte plus le personnage, ou peut-être est-ce lui qui refuse de la laisser partir ? À en croire l’ovation qui retentit dans l’Auditorium, le public aussi prolongerait bien le voyage !