Le roulement de timbales inaugural du Concerto pour piano en ré mineur No.1 de Brahms est emblématique : il ouvre les festivités que l’Auditorium de Lyon organise en son propre honneur durant toute une semaine. Hélène Grimaud n’est que la première des invités de marque qui se succèdent du 30 janvier au 8 février. Ils emprunteront toutes les pistes musicales que la salle, inaugurée en 1975, a pu proposer pendant les quarante ans de son existence : la musique symphonique, les grands récitals de soliste, le jazz, l’orgue, la musique de chambre, l’art vocal sous toutes ses formes, et même l’électro.

Le premier concerto pour piano de Johannes Brahms possède l’une de ces ouvertures symphoniques qui fonctionnent comme un rideau de théâtre, faisant naître le suspense : puis arrive Hélène Grimaud, telle la danseuse étoile attendue, avec sa longue phrase de sixtes très romantiques à la main droite, qui se coule sur le piano avec une douce obstination. L’atmosphère du Maestoso n’est pas présentée avec moins de crédibilité que précédemment par l’orchestre. Un nouveau perlé de touches passe le relais du piano à la flûte. Le thème revient alors, s’élevant en douceur du tutti. Une vigoureuse remontée du piano, tout en octaves – et puis, un « déjà-entendu » : ces valses quelque peu rhénanes me font penser à la la Troisième Symphonie de Schumann. Et, de fait, les cuivres ont, eux aussi, leurs heures de gloire dans ce premier mouvement, comme dans le délicieux dialogue entre cor et piano, par exemple. Dans la dernière reprise du thème lent, le piano se glisse amoureusement autour de l’orchestre, comme le chèvrefeuille autour du noisetier, aurait dit Marie de France. Enfin, le finale réinvestit le thème en mineur et s’achève en feu d’artifice ; l’écriture dramatique fait presque croire à une fin de concerto, plus qu’à celle de l’un de ses mouvements.

L’Adagio, quant à lui, est une lente caresse : voilà ce que suggèrent les mains de Leonard Slatkin. Hélène Grimaud joue d’une façon complètement passionnée et passionnelle, les duos de clarinette puis de hautbois la suivent dans cet élan. Ce mouvement me fascine par ses contrastes saisissants : certains motifs dans les cordes graves ne font que mieux exposer les aigus du piano. La polyphonie finale à trois voix (à trois mains, on dirait) fait sombrer le piano lentement et superbement – quel dommage que l’accord final de l’orchestre ne rentre pas bien dans les résonances de l’instrument soliste !

Dans le Rondo, c’est lui qui mène la danse depuis le départ, ce mouvement me convainc plus que le premier, l’orchestre et le piano ont progressivement apprivoisé leur jeu d’ensemble. Les syncopes et jeux rythmiques échangés entre la soliste et les contrebasses sont beaux, comme la fugue à l’orchestre, dont le chef a travaillé en finesse les reliefs. J’adore la façon dont Hélène Grimaud lance ses octaves à la main gauche, ce geste en même temps technique et rhétorique : c’est l’incarnation de l’expression « balayer d’un revers de la main ». Sa cadence, ciselée, renoue avec Bach et le finale somptueux entérine une évidence : la soliste et l’orchestre ont complètement conquis leur auditoire.

Le cadeau surprise qu’a amené l’invitée fait ressortir de tout autres sonorités, plus claires – a-t-elle pu changer subrepticement d’instrument, sans qu’on le remarque ? Les nuances qu’Hélène Grimaud est capable de produire avec sa main droite, ces notes fondantes comme du beurre de cacao, sont vraiment un enchantement.

Bruno Mantovani, quant à lui, s’est trompé d’anniversaire, mais ça ne fait rien : son présent, le puissant Postludium est un postscriptum de l’opéra qu’il a dédié à la grande poétesse Anna Akhmatova. L’énergie pure et l’air glacial des steppes russes qu’il fait souffler à travers les instruments à vents sont vivifiants, comme si cette grande salle symphonique avait besoin que, par là, on répare des ans l’irréparable outrage…

Mais elle n’a pas pris une ride, pas plus que les thèmes de Ma Mère l’Oye. On peine à croire que Ravel n’a pas écrit cette œuvre originellement pour orchestre mais pour piano, tellement les instruments dépeignent avec limpidité l’univers de quatre contes. La flûte, puis les premiers violons élèvent les roses de la Belle au bois dormant autour du château. La deuxième pavane, celle du Petit Poucet (il a mangé à lui tout seul le gâteau d’anniversaire, la flûte piccolo, c’en est la cerise !) est tout aussi belle que la chinoiserie de Laideronnette, impératrice des Pagodes est coquette. La valse du troisième mouvement, en réunissant les contraires, expose La Belle et la Bête ; enfin les dissonances voluptueuses de l’orchestre invitent dans un Jardin féerique. Comment ne pas se laisser tenter d’y pénétrer, de suivre la piste sonore des deux violons solos ? En nous éloignant ainsi peu à peu des sons flamboyants qui en marquent la fin, constatons que ce fut là une bien belle fête.

****1