La neige qui s’abat depuis des heures a complètement recouvert les environs de la petite église de Rougemont. L’endroit a des allures de bout du monde, où terre blanche et cieux laiteux se confondent. Une poignée de spectateurs s’acheminent difficilement vers ce haut lieu des Sommets musicaux de Gstaad. Contrairement à la veille, l’église ne sera pas pleine. C’était prévisible : après les palpitantes Variations Goldberg qui exploraient la combinatoire musicale dans de multiples voies, voici l’exigeant Quatuor pour la fin du Temps, ses danses arides, ses chants étirés à l’infini. Une impasse aux dimensions de l’éternité.
Place au silence. Puis au « silence harmonieux du ciel », ainsi qu’Olivier Messiaen décrivait son bref premier mouvement. Dans un premier temps, la clarinette de Paul Meyer et le violon de Raphaëlle Moreau se transforment en oiseaux un peu trop concrets pour incarner le mystère messiaenesque ; les harmoniques surnaturels de Yan Levionnois, au violoncelle, peinent à se faire entendre. On oubliera bien vite ces réserves initiales. À partir du deuxième mouvement, les musiciens commencent y croire et nous avec : violon et violoncelle proposent un duo saisissant, à l’intonation parfaite, tressant un fil d’or au-dessus des harmonies scintillantes du piano. Saluons dès à présent l’implication d’Adam Laloum dans une partition ingrate : jamais mis en avant par Messiaen, le piano est cependant toujours le discret garant du temps et des couleurs. Et Laloum, avec sa manière de rentrer en profondeur dans le clavier et d’en tirer un son minéral, ne lâchera pas une note, pas un accord, pas une phrase. Attentif à la moindre inspiration de ses partenaires, il les accompagnera jusqu’au bout.
On s’élève encore. Paul Meyer prend son souffle et lance un « Abîme des oiseaux » vertigineux. La maîtrise technique impressionne : on sait à quel point la mise en tension des notes et des phrases est difficile, ainsi que la vivacité des traits qui se présentent soudainement sous l’anche du musicien. Mais c’est surtout sa façon d’habiter son solo qui fascine. D’autres brillants interprètes ont glissé dans l’abîme, délivrant une parole rendue insipide par la segmentation du discours. Meyer, lui, habite très progressivement le silence en partant de pianissimo insoupçonnables, puis passe tout naturellement de l’incantation terrestre à la jubilation virevoltante. Suspendue à la clarinette, toute l’assemblée retient son souffle, ose à peine cligner des yeux, avale difficilement sa salive.
À partir de ce moment-là, l’esprit ne quittera plus le quatuor et le public réunis, définitivement partis dans un ailleurs difficilement descriptible. Levionnois suit les traces de Meyer dans une « Louange à l’éternité de Jésus » bouleversante. Pendant les premières notes, on est pourtant pris d’une crainte : le violoncelliste est-il fou de prendre un tempo aussi statique ? D’autres interprètes avant lui ont été moins téméraires face à « l’infiniment lent » exigé par le compositeur, préférant une pulsation plus allante pour un legato plus confortable. Mais Levionnois parvient à cet étirement infini de la ligne mélodique sans donner aucunement l’impression de peiner. Totalement habité, incroyablement détendu, yeux mi-clos ou doucement tournés vers le ciel, le violoncelliste ne jette pas un regard à sa partition, trace une ascension insensible, subjugue par l’égalité de son archet et par le rayonnement de son chant. Arrivé au sommet du mouvement, véritable clé de voûte de l’œuvre, le crescendo du violoncelle saute dans le vide et un contrepoint surnaturel se fait entendre, électrisant l’assemblée : voilà que la cloche de l’église se déclenche. C’est en réalité tout à fait normal – il est huit heures. Il n’empêche : cette synchronisation parfaite entre le temps et la fin du Temps achève de transformer le concert du soir en véritable expérience mystique.
L’œuvre n’est pas achevée. Passons sur la « Danse de la fureur » qui, comme l’« Intermède » avant cela, est exécutée de main de maître par des musiciens sûrs de leur fait. Dans ces rythmes alambiqués, la moindre hésitation aurait des répercussions désastreuses mais l’ensemble peut se reposer sur une Raphaëlle Moreau fiable sans être autoritaire, surveillant l’énergie collective sans chercher à la canaliser.
La violoniste sera la dernière à se mettre en évidence, dès le septième mouvement et plus encore dans les ultimes pages, la « Louange à l’Immortalité de Jésus ». Raphaëlle Moreau peut s’appuyer sur des graves somptueux, aussi amples qu’un violoncelle mais avec une richesse, une densité typiquement violonistique. Capable de retenir son archet dans un legato incroyablement intense, la violoniste gagne progressivement le registre suraigu, vibrant de tout son être pour chanter jusqu’au dernier instant. « Vers le Paradis », indiquait Messiaen. On y est.