C’est avec impatience que les Lyonnais ont attendu ce Stabat Mater : l’année 2014 a vu la création des Siècles Romantiques, fruit de la collaboration de Jean-Philippe Dubor et des Grands Concerts, producteur de la grande messe chorale et orchestrale de Dvořák. L’ensemble doit aujourd’hui prouver la pertinence de son baptême : il en ressort un spectacle hyper-volontaire et grandiose, qui par moments crève son cadre.

La séquence médiévale du Stabat Mater se prête comme aucune autre à l’expression romantique : la douleur de la Vierge devant la dépouille de son fils est rendue tangible dans l’interprétation qu’en donne Jean-Philippe Dubor avec son ensemble. Le sang ruisselant dans les chromatismes du prélude est d’autant plus pathétique qu’il semble découler de l’unisson marquant du début, plaie ouverte douloureuse. Rien de facile dans ce fa dièse, ni son octave ; on sent une petite fébrilité de l’orchestre qui cherche encore son essence et son unité avant de pouvoir se déployer. Quand les ténors amorcent l’entrée du chœur dans une douceur toute caressante, nous avons la certitude d’assister à une soirée qui donnera des aperçus du sublime que l’art choral est capable de produire. La vérité de ce Stabat Mater résidera dans les chœurs : Jean-Philippe Dubor, on le voit à sa direction, très physique, puissante, directe, crée une connexion immédiate avec ses choristes, qui le suivent aveuglement. Mais dans cette œuvre, les interventions solistes ne sont pas moins entrelacées avec le tissu collectif, comme le montre déjà le premier numéro.

Que l’orchestre – avec bon nombre de jeunes instrumentistes – cherche un peu sa justesse, surtout au début de la soirée, n’est pas une aide, malheureusement, pour ceux qui doivent s’y fonder. Aussi a-t-on de la compréhension pour le timbre surdoué de Vanessa Bonazzi (une Wagnérienne qui s’ignore encore, quelle Senta en puissance !), vacillant par moments telle une flamme au contact des instrumentistes, avant de se stabiliser. Le quatuor du Quis est homo révèle des voix et des techniques qui, malgré leur diversité, sont toutes très adaptées à ce répertoire romantique ; on aurait cependant aimé que le chef lui donne une direction esthétique et musicale aussi claire qu’à ses choristes.

Car l’Eia Mater est un enchantement, bissé à juste titre plus tard : les basses du chœur, associées aux graves de l’orchestre (les bassons sont un régal, eux aussi) constituent un voluptueux fond à partir duquel émergent les pupitres plus aigus, tandis que l’écriture très verticale des instruments peut figurer les derniers battements de cœur du Christ, sur lesquels s’effondre la mère. C’est dans ce numéro qu’on perçoit au mieux l’extraordinaire sens théâtral que possède Dvořák : l’intense pathos y alterne avec des éclats suprêmement dramatiques, alors que la partie médiane révèle une douceur lyrique réconfortante.

Le Fac ut ardeat, inauguré par les vents puissants, permet à Philippe Fourcade de faire entendre son très agréable baryton : la tendresse de son timbre s’apprécie mieux ici que dans les parties de quatuor, où il est amené à lutter contre les voix de ses collègues à armes inégales, se situant sur un tout autre plan esthétique. La petite berceuse, Tuti nati vulnerati, est l’un des grands tubes du répertoire choral, et on lui rend justice ce soir. C’est avec plaisir qu’on entend un peu plus les alti ici, y compris dans le sursaut dramatique du milieu, avant le retour au calme ternaire. Les supplications du Fac me vere tecum flere montrent toute l’expérience de Patrick Garayt dans ce répertoire, c’est là le ténor romantique par excellence, avec ses portandi et sa patine, mis en valeur par le très beau contre-chant des premiers violons ; je préfère cependant sa voix dans les moments épiques. Le chœur atteste sa délicatesse dans les a cappella du Virgo Virginum praeclara, plus que le duo soliste du Fac ut portem.

La révélation de la soirée, c’est la jeune Anthea Pichanick, grâce à l’expressivité de son alto très naturel. C’est Carmen priant la Vierge dans cet Inflammatus et accensus : il en va du salut de l’Humanité, elle a complètement épousé le sens de la partition ; les contrastes entre son légato et la rythmicité des cordes sont magnifiques. Le final (Quando corpus morietur), somptueux dans son écriture, est l’heure de gloire des trombones comme du superbe violon solo, aussi celle du chœur dans la fugue, parfaitement en place, tandis que telle invervention soliste, surmotivée, n’a pas compris qu’on en était arrivé à un piano collectif.

En sortant de cette belle soirée romantique, il faut tirer sa révérence à Jean-Philippe Dubor pour son sens de la partition, un instinct des multiples atmosphères à dégager de cette œuvre à effet, les couleurs produites par le chœur, la capacité de produire du grandiose. Mais comment se fait-il qu’un chef sensible à ce point puisse accepter de surcharger la Chapelle de la Trinité ? Notamment dans le premier et le dernier numéro, la puissance chorale et orchestrale sabote l’intimité de ce lieu magnifique, et l’équilibre entre les pupitres du chœur s’y perd ; les changements harmoniques subtils explosent en vol dans une saturation acoustique que l’auditeur perçoit presque douloureusement. De vrais pianissimi, je n’en ai pas entendu : on aurait pu creuser davantage les extrêmes de l’œuvre en partant du plus infime, soigner un tantinet plus les consonnes finales et les grands intervalles du chœur et surtout oser diriger plus fermement les solistes. Mais quel beau bébé tout de même que ces Siècles Romantiques, que je me languis d’entendre dans une grande abbaye.

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