L'Auditorium de Lyon est complet pour cette première de trois soirées de ciné-concert : les Lyonnais adhèrent depuis longtemps à cette formule qui conjugue plaisir audiovisuel et mélomanie. Sont montrés régulièrement quelques trésors enfouis et méconnus de l’Institut Lumière, parfois muets (sur lesquels peut improviser un Thierry Escaich à l’orgue monumental, comme pour Les Ailes de William Wellmann, en mars), mais ce sont avant tout les grands classiques qui attirent les foules, comme West Side Story, la saison dernière, et aujourd’hui, Singin’ in the Rain.
Ce n’est pas simplement un film sur le cinéma : la réflexivité couvre la double dimension visuelle et acoustique. L’irruption à Hollywood du cinéma parlant, et partant chantant et dansant – thème du film –, fait du bijou de Stanley Donen et Gene Kelly une œuvre extrêmement sophistiquée. Elle devient par là un défi extraordinaire pour tout chef désireux de substituer un direct d’orchestre à la bande-son originale. Si on prête à quelqu’un la capacité de relever ce défi, c’est bien Timothy Brock : fin connaisseur et restaurateur des partitions du muet (comme La Nouvelle Babylone de Chostakovitch ou Entr’acte de Satie), spécialiste de Chaplin (Les Temps modernes, Les Lumières de la ville, The Kid…) par sa fonction de directeur musical du Chaplin Estate, il est compositeur pour le même genre (Nosferatu), mais aussi pour le symphonique et l’opéra.
On le sent fébrile lorsqu’il lève la baguette, et c’est peut-être plus qu’une impression ou qu’une question de tempérament ce soir : on parvient à mesurer la difficulté de sa tâche. Outre l’arrière-plan sonore de l’action, l’orchestre doit réaliser pour les numéros dansés et les collages visuels un nombre incroyable de mini-séquences musicales qui obligent à changer de rythme et de style parfois au bout de quelques mesures seulement : à peine l’équilibre ou le rebond d’un swing sont-ils installés qu’il faut déjà être dans le tango d’après. Cela ne poserait pas en soi un problème au chef : la palette sonore et les reliefs sont très riches et flexibles à l’Orchestre National de Lyon ce soir ; on a entendu des pages de violoncelle magnifiques, des solos de flûte, de clarinette ou de basson qui enchanterait tout auditeur d’un concert « normal ». Quel plaisir aussi de voir la composition de l’ONL s’élargir pour incorporer les ingrédients du folklore espagnole (castagnettes) ou du music hall : la guitare acoustique, une batterie et un pétulant quintette de saxophones, qui dynamise le son comme dans un excellent big band. Là n’est pas le souci.
Mais quand on entend « You’re out of synchronisation ! » (lors du visionnage du premier film parlant de Lockwood & Lamont, où images et son se trouvent décalés : une évidente source de comique), on ne peut s’empêcher de penser que là encore, comme pour le film dans le film, comme lorsque l’ONL joue le son de l’orchestre à l’écran, il y a mise en abyme. Les moments de flottement dans le rythme et dans la pulsation collective sont nombreux, et la toute première intervention de l’orchestre laisse présager la hauteur des obstacles que l’ONL doit franchir ce soir.
Et pourtant : je ne jetterai pas la pierre au chef, dont le style de direction est direct et clair et qui anticipe ce qu’il peut. Sauf que, dans ce film, on ne peut pas toujours. Trop nombreuses sont les scènes où non seulement le rubato des chanteurs est difficile sinon impossible à appréhender par le direct : la chanson-titre, Singin’ in the Rain, par ailleurs succulent numéro de claquettes, n’en est que l’un des exemples. C’est aussi la rythmicité propre aux effets visuels qui est redoutable : ce film est musique déjà par ses images. Combien de pièces de monnaie sautent en l’air dans le rythme, les pieds de Gene Kelly du trottoir aux flaques d’eau, combien de numéros de cascadeurs capables de produire un crescendo visuel, c’est fou ! Sur ces derniers points, l’ONL ne s’en tire pas mal du tout, et quand on considère les moments lyriques où ses couleurs peuvent s’épanouir, ce sont aussi des séquences d’enchantement.
Puis, l’action haletante du film fait que se produit l’effet propre aux ciné-concerts : à partir d’un moment, on oublie l’orchestre, on est saisi par les purs effets émotionnels qui accompagnant l’action. On apprécie ses jeux d’intertextualité : les professeurs de diction tissent un lien avec My Fair Lady, les carrières soudainement mises en péril des acteurs du muet rappellent à un public du nouveau millénaire le succès de The Artist de Michel Hazanavicius. Et le talent des acteurs est stupéfiant : on a du mal à croire que Debbie Reynolds ne savait presque pas danser avant d’être soumise à un entraînement quasi-militaire pendant trois mois pour le tournage et que ce fut elle et non Jean Hagen (qui réenregistre elle-même sa voix volontairement stridente) qu’on doubla dans quelques-unes des belles chansons de Nacio Herb Brown, dont l’interprétation valut un Oscar à Lennie Hayton…