L’autre visage de la musique, ce « moment posé au bord du silence » : Jared McNeill le porte et le sacralise avec une puissance dépouillée, un ascétisme presque intimidant. Mettre en scène la Symphonie Leningrad de Chostakovitch à partir du Roman de Sarah Quigley, sans les dérives justement redoutées d’une hyper théâtralité, c’est vouloir dire l’indicible. C’est faire surgir l’innommable dans ses flagrances. C’est donner chair et âme à l’impensable. Les tentatives dans ce domaine hybride sont nombreuses mais peu de réussites probantes au final. La musique de la bête noire de Staline est son propre décor, sa meilleure exégèse. Elle assure et assume sa mise en scène. Elle se suffit à elle-même sans intermédiaire parasite. Donné en unique représentation française à la Comédie de Clermont-Scène nationale The Conductor de McNeill apparaît en ce sens comme une heureuse exception confirmant la règle.

Car la musique, celle de Chostakovitch, est bien cet espace plein, béant sur le vide de l’existence, sur l’obscénité de la guerre que nous ouvre le metteur en scène. Sa vision est rythmée par une temporalité de la tragédie construite sur l’immensité d’une menace prédatrice qui nous observe lorsque s’installe l’attente trompeuse de passages illusoirement apaisés. Emblématique en ce sens, est cette 7e Symphonie Leningrad, commencée sous les bombes, terminée dans l’exil forcé de son auteur. Trois personnages, deux chaises, un piano tous pris au piège des faisceaux d’une lumière crue. De ce vide austère, de quelques mots, d’une parole nue, tenue sur le tranchant de l’angoisse, apparaît la surhumaine volonté du compositeur, pressée par l’urgence de l’inspiration et de l’enjeu. Incroyable performance que celle de Daniel Wallington. Il réalise moins l’exploit d’une transcription stricto sensu pour piano que d’une sublimation scrupuleusement épurée de ce monument de la musique symphonique. Wallington-interprète, se glisse dans la peau de Wallington-comédien pour cette troublante incarnation. Il s’agit ici accessoirement de tendre à une ressemblance physique, nonobstant sa réussite, que de conférer une épaisseur et une vérité psychologiques au personnage. Dans sa solitude forcenée, il affronte son instrument, Moloch immobile qu’il cannibalise d’accords âpres et de reliefs abrupts, ignorant les gouffres de ténèbres qui l’entourent.

McNeill pousse ses interprètes à l’essentiel, astreignant cette absence assiégée qui les cerne, ce tellurisme sonore qui les accable, à l’inconcevable impératif de résistance. La musique devient levée en masse. Parler d’un toucher habité relève de l’euphémisme concernant la frénésie organique et implacable que déploie le pianiste. Un jeu tendu, effrayant dans son héroïque folie. A travers la longue marche sonore de Wallington c’est tout un peuple d’ombres qui s’avance, toute une ville qui résiste. C’est aussi en filigrane la passion de Chostakovitch qui s’écrit. Celle d’un créateur harcelé et humilié par un pouvoir dictatorial. On n’incarne pas un tel personnage : Wallington le vit dans l’orgueilleuse détresse et la fragilité qui font la grandeur de son personnage.

Désespoir empreint de pathétique chez le chef Karl Eliasberg en charge de constituer un orchestre dans un univers dévasté, parmi une population de morts-vivants, condamnés à l’impensable espoir de la musique. Le comédien Joe Skelton lève cette armée fantôme d’archets et de vents qui va constituer des pupitres exsangues d’hommes encerclés, affamés, abrutis par les bombardements jusqu’à l’atonie. Mais des hommes debout qui témoignent que si « la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie » pour reprendre la phrase de Malraux. C’est dans l’omniprésence de la mort entre silence des mots interdits et attente absurde, que la musique rescapée du désastre renait et que l’homme lutte grâce à elle. Une musique qui dit aussi l’horreur de la faim dans l’insupportable découverte des corps mutilés lorsque la neige se retire au printemps. La musique de Chostakovitch érige le décor de l’insoutenable occupation du néant nous persuade Jared McNeill. Entre ses deux compagnons d’infortune, dans cet abîme sans salut, Deborah Wastell arpente le désert du plateau, tour à tour épouse, mère, amante et commissaire politique. Seuls survivants d’un holocauste sans bourreau, tout trois dessinent, hagards, le gouffre qui les étreint, repassant sans cesse sur l’insane géométrie de leur désarroi, seulement suspendus aux fulgurances inspirées du pianiste.

La musique devient un cri, une clameur, une résistance dressée face à la danse macabre des combats. Il met en scène l’espoir insensé de cette volonté de vivre un jour la délivrance ultime à travers le sacrifice.

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The Conductor : le 12 mars Nottingham Théâtre Royal ; le 17 mars Neston Town Hall et le 25 mars Sarah Thorne Théâtre Broadstairs.