D’habitude, l’Orchestre de Paris est programmé à la Philharmonie tous les mercredis et jeudis, en tant qu’orchestre résident de la salle. Mais à concert exceptionnel, date exceptionnelle ! Le 10 avril 2016, soit un dimanche après-midi, Paavo Järvi dirigeait la Turangalîla-symphonie de Messiaen, œuvre-fleuve rarement donnée parce qu’elle requiert sur scène la présence de plus de cent musiciens. Deux spécialistes de la pièce étaient présents comme solistes, Roger Muraro au piano et Cynthia Millar aux ondes Martenot, indice nous laissant deviner a priori que l’interprétation serait réussie. Mais ce simple adjectif “réussi” semble a posteriori trop faible pour décrire le concert qui a eu lieu. C’est une expérience sonore renversante et inoubliable que nous ont offerte les musiciens sous la baguette de Paavo Järvi. Un choc sensoriel absolument exaltant !
Avant de jouer le Messiaen tant attendu, l’Orchestre de Paris interprète l’une des œuvres les plus connues du compositeur américain Charles Ives, The Unanswered Question (en français, “La question laissée sans réponse”), datant de 1908 et révisée dans les années 1930. Comme l’indique le sous-titre de cette courte pièce (moins de 10 minutes), “Un paysage cosmique”, il s’agit d’une œuvre mystérieuse et captivante, qui propulse le spectateur dans un autre espace-temps. L’orchestration en tant que telle est originale : Ives a imaginé un dispositif instrumental en trois parties, les cordes, un ensemble de quatre flûtes, et une trompette solo jouant cachée (non présente sur scène - tapie dans les hauteurs de la Philharmonie). Du début à la fin, c’est à peine un murmure qui émane des cordes, un tapis sonore pianississimo très apaisant joué en continu, lentement, avec des variations de hauteur discrètes d’un demi-ton ou un ton, amorcées sans hâte dans un tempo libre et souple. Au loin, à sept reprises, la trompette lance la fameuse question qui reste toujours en suspens, troublante, entêtante, poétique, un peu inquiétante aussi, cinq notes atonales s’interrogeant avec profondeur sur le sens de la vie. Les flûtes interviennent alors, produisant des commentaires agités, comme une sorte de prolongement angoissé de la bouleversante interrogation qui résonne encore et encore. Une œuvre magnifique, à mi-chemin entre méditation et expérimentation, interprétée avec beaucoup de délicatesse.
Puis c’est au tour de la Turangalîlâ-Symphonie d’Olivier Messiaen (1948). Pourquoi ce titre ? “En sanskrit, Lîlâ signifie littéralement le jeu, mais le jeu dans le sens de l’action divine sur le cosmos, le jeu de la vie et de la mort. Lîlâ est aussi l’amour. Turanga c’est le temps qui court comme le cheval au galop, le temps qui s’écoule comme le sable du sablier. Turangalîlâ veut donc dire tout à la fois chant d’amour, hymne à la joie, temps, mouvement, rythme, vie et mort”, explique le compositeur. La symphonie se décompose en dix mouvements, aux titres évocateurs, teintés d’onirisme : “Chant d’amour”, “Turangalîla”, “Jardin du sommeil d’amour”, “Joie du sang des étoiles”... Bien qu’elle dure une heure et demie sans interruption, l’œuvre est tellement bien construite et déploie une variété de couleurs, de tons et d’atmosphères tellement riche qu’on ne voit pas le temps passer. La modernité de cette symphonie est stupéfiante. On est constamment surpris par l’écriture de Messiaen, qui joue avec tous les éléments à sa disposition : les timbres de l’orchestre, les rythmes - complexes et incroyablement nombreux, différents, inventifs -, les nuances, les phrasés, le caractère tonal ou non des harmonies, les formules mélodiques alternant avec des halos sonores plus diffus… La symphonie déborde de lyrisme, et comporte des moments contemplatifs d’une douceur enveloppante, mais elle utilise aussi fréquemment la répétition pour mieux asseoir les univers qu’elle crée, ce qui peut produire par moments un climat d’inquiétude.
Le choix de sonorités peu classiques confère à l’œuvre une couleur mystique : le piano se mélange avec les ondes Martenot, instrument au timbre vraiment étrange (qui peut faire songer à une musique venue de l’espace), mais aussi avec d’autres instruments tintinnabulants, le xylophone, le célesta, le vibraphone, les cloches, et avec tous types de percussions (dont triangle, cymbales, tambour, timbales, et énorme gong). Le mélange des timbres est sans cesse renouvelé, en fonction de l’émotion recherchée. De façon générale, l’ampleur des contrastes sonores est vraiment saisissante et la complexité d’écriture donne régulièrement une enivrante impression de chaos organisé. Heureusement, Paavo Järvi guide l’Orchestre de Paris d’une main de maître. Il est à la fois extrêmement sûr de ses gestes et emporté par la passion que dégage la partition. L’enthousiasme qui l’habite est communicatif : les musiciens jouent avec une ferveur inaltérable qui n’enlève rien à la précision très rigoureuse de leur exécution. Toute la subtilité et la force presque terrifiante de l’œuvre sont transmises au public avec un bonheur quasi fiévreux. De bout en bout, on est complètement hypnotisés. Quelle formidable expérience, quel voyage grandiose !