« Les pièces de Pina Bausch sont si profondes dans leur observation de l’humain, et en même temps si riches en détail, qu’on devrait pouvoir les revoir régulièrement, comme on relit un roman fondamental », fait remarquer à très juste titre Thomas Hahn dans la note de programme donnée aux spectateurs du Théâtre de la Ville. Heureusement pour ces derniers, la danse-théâtre de Pina se retrouve immanquablement, saison après saison, à l’affiche de l'institution parisienne. Ce 13 mai, c’est Vollmond (en français « Pleine lune ») qui est présentée, une œuvre particulièrement déroutante et complexe dans laquelle se replonger va s’avérer un véritable bonheur.
La scénographie du spectacle instaure une atmosphère onirique non dépourvue d’étrangeté : un énorme rocher occupe le fond du plateau, tandis qu’une ouverture au niveau du socle de la pierre laisse passer un discret cours d’eau dont les reflets scintillent par intermittence. Pourtant, la première scène de Vollmond est loin de refléter cette poésie ! Sur une musique rock assourdissante, deux hommes puis une femme se précipitent au plateau et laissent libre cours au déferlement de leur fébrilité intérieure. On assiste à une explosion de gestes en tous sens, des entrées et sorties incessantes dont l’urgence crée un climat angoissant ; de fiévreuses secousses et autres soubresauts s’emparent des corps de manière implacable et imprévisible, les amenant parfois à se jeter les uns contre les autres sans ménagement.
Le contraste entre ce tableau saisissant et le décor tranquille qui l’accueille symbolise bien la propension de la chorégraphe à juxtaposer dans cette pièce des états d’être au monde très divers. Accompagnés par une bande-son musicale elle aussi vraiment éclectique, de Tom Waits à Cat Power avec des inserts classiques ou latino, les quatorze interprètes surgissent face au public les uns après les autres, vêtus de costumes singuliers, pour certains révélant l’intention ou l’émotion qui les anime. Ainsi, selon l’esthétique propre à Pina Bausch, les femmes se présentent en longues robes soyeuses et talons, et se plaisent à minauder à outrance – ce faisant, loin de se soumettre à ce qu’on attendrait d’elles, elles créent un espace de jeu instauré selon leurs propres règles (elles seules prennent d’ailleurs la parole) dans le but de garder l’avantage sur les hommes. Et ceux-ci se prêtent volontiers au jeu en question, trop heureux d’être un tant soit peu considérés et même de se sentir placés au centre.
Mais l’une des spécificités flagrantes de Vollmond est la violence sous-jacente qui contamine tous les rapports sans exception – entre une femme et un homme, une femme et deux hommes, une femme et une femme, un humain et lui-même. Récurrente dans l’œuvre de Pina, cette thématique ressort ici avec une acuité troublante, parce que les êtres s’abandonnent à leurs pulsions de façon crue, absolue, entièrement égoïste, en faisant fi de la sensibilité d’autrui.
Certaines confrontations sont plutôt amusantes, comme les bécotements compulsifs assénés par une dame à l’homme qu’elle croise ou encore l’arrosage-inondation des dulcinées à cause d’un trop-plein d’enthousiasme de leurs serviteurs en remplissant leurs verres d’eau… De nombreuses autres sont moins faciles à regarder, quasi cruelles – les cheveux tirés, les corps instrumentalisés, la douleur incarnée dans la posture ou le regard renvoient les spectateurs à leurs propres souffrances physiques et psychiques, et leur octroient en outre un statut de témoins qui génère une réflexion incommodante sur ce qui est acceptable ou non. Et constamment, la force expressive des interprètes du Tanztheater Wuppertal est à nulle autre pareille ; elle éclabousse, réveille, vivifie.

Tant le niveau sonore que l’intensité lumineuse connaissent des variations précises et structurantes semblant prédéterminer le comportement des individus entre eux, comme s’il s’agissait de philtres ensorcelants : les moments plus tendres surviennent lorsque la musique est douce et la lumière tamisée, alors que les effusions de joie jaillissent quand le rythme et les éclats balaient vivement la morsure des maux. Finalement, c’est à une sorte de Songe d'une nuit d'été que nous convie Pina : les émotions priment et l’excès est roi, mais tout le monde y trouve son compte, profitant de cette brèche hors du réel pour régler ses comptes et vivre pleinement. Décidément, on ne sort jamais indemne d’un spectacle de Pina, et c’est ce qu’on adore.