Dimanche, 18h. Il pleut sur le Gstaad Menuhin Festival. Il fait froid. Le ciel est infiniment encombré. L’air de l’église de Saanen en est moite de toute cette eau qui tombe en continu depuis maintenant des jours. Maria João Pires entre par la petite porte qui donne directement dans le chœur, suivie de près par l’homme au plus de deux cents Voyage d’hiver. Le silence à peine obtenu, Pires lance les trois accords introductifs du Gute Nacht, puis la mélodie. Puis le chant de Matthias Goerne, ou plutôt la plainte, ou plutôt même la colère. Rien jusque-là ne laissait présager une telle humeur noire. Les saluts avaient été simples et l’entrée en scène détendue, cordiale. En immense connaisseur de l’œuvre du romantique allemand, Goerne se permet ce qu’aucun autre artiste ne peut se permettre sans cette maîtrise : saisir à l’instinct, à la volée, l’humeur qui lui passe par la tête, que lui évoque l’atmosphère, le climat de l’instant, et tenir cette humeur, autant que possible, se la coltiner et la ronger, comme un chien errant affamé rongerait un os trouvé sur le bord d’une route enneigée.

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Matthias Goerne au Gstaad Menuhin Festival
© Raphael Faux

Seul – c’est-à-dire à la fois loin de nous et collé à nous dans la proximité chaleureuse et insupportable de cette église réformée, dépouillée de tout décorum –, il navigue à vue, tout en sachant pertinemment où il va. Le voilà errant depuis des années dans cette partition qu’il connaît mieux que quiconque. C’est actuellement le plus grand connaisseur de ce Voyage d'hiver dans lequel, avec lui, on ne peut entrer qu’en laissant toute espérance. Donc Goerne se met à chanter, enfin à parler, à raconter… C’est ici la même chose tant sa maîtrise du récit, sa diction, son intelligibilité sont incommensurables.

Le regard est sans cesse fuyant, animal, sauvage, il semble de trop parmi tout ce monde qui le regarde et l’écoute. Il s’ébroue, bougon, jusque dans la voix, en introduction du Wasserflut. Il se remue, de gauche à droite, tenant le piano, se décrochant, dos à nous, de biais, jamais de face, rien de serein dans ces premiers lieder. Tout ce début est serré, très allant, et jamais ne se pose, dessinant sans cesse de parfaits arcs mélodiques, legato. La voix incroyablement homogène dans chacun des registres est rocailleuse, minérale dans les graves et soudainement déchirante, hurlée, claire, projetée. Il tend le cou, tourne la tête vers le ciel vide de Dieu, et émet une longue et violente plainte, loup seul au milieu des steppes. Ainsi se finissent de nombreuses phrases des troisième, quatrième et cinquième lieder, et dans Der Lindenbaum, les contrastes d’atmosphère en sont presque violents.

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Maria João Pires et Matthias Goerne au Gstaad Menuhin Festival
© Raphael Faux

Tantôt hagard, tantôt épuisé, on se rend soudain compte que dans cette version, cette soirée, rien n’est beau mais tout est vrai. L’âpreté va de pair avec une hypersensibilité de chaque instant. C’est jeté, fauve, comme une esquisse de Delacroix. Puis petit à petit, toute cette colère intérieure l’épuise, le ronge et laisse place à une palette d’émotions allant de l’amertume (Irrlicht) à l’ironie (Täuschung) en passant par la perte (le finale du Wegweiser) et des moments de vide presque métaphysique (au cœur de Wasserflut). C’est que son besoin de consolation devient impossible à rassasier.

On en oublie presque le piano impeccablement droit et économe de Pires qui, suivant le texte musical à la lettre, accompagne Goerne comme une voix intérieure, accusant parfois des décalages dus aux embardées passionnelles du baryton. Dans ce duo à cœur ouvert, le piano est autant l’écho de la voix intérieure de ce Wanderer façon Lenz de Büchner que sa voix de la raison, parfois lointaine – surtout lorsqu’il s’agit d’une éclaircie comme dans Frühlingstraum – mais toujours présente. Pires ne s’appesantit sur rien (par exemple les fameux triolets-respiration de Der Lindenbaum ici enchaînés) et si l’humilité, thème de ce festival, devait se trouver quelque part, ce serait dans ce jeu de la pianiste, délicat et parfait de discrétion. Aux portes du sommeil, ou de la mort, Der Leiermann offre un moment de grâce : il ne reste presque rien si ce n’est un piano claudiquant, boiteux et la voix ensommeillée d’outre-tombe de Mathias Goerne. Seul un accord répétitif se détache du piano, dernière lueur de flamme.

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Maria João Pires et Matthias Goerne au Gstaad Menuhin Festival
© Raphael Faux

Sur le chemin du retour, toujours sous la pluie, des larmes nous viennent. Quelque chose s’est passé dans ce val d’enfer. Au détour d’une église, l’ombre d’une ombre dans la nuit…

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