Le concert débute dans une atmosphère d’excitation joyeuse, le public manifestant son impatience de découvrir les nouvelles créations. Deux compositrices talentueuses, Lisa Streich et Julia Wolfe, présentent en ce jeudi soir à la Philharmonie de Berlin leurs nouvelles compositions, chacune avec sa propre esthétique et son univers sonore unique.

Kirill Petrenko dirige les Berliner Philharmoniker © Stephan Rabold / Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko dirige les Berliner Philharmoniker
© Stephan Rabold / Berliner Philharmoniker

Des rires s'élèvent lorsque la gigantesque partition de Lisa Streich, intitulée Ishjärta (« cœur de glace » en suédois), est apportée sur le pupitre de Kirill Petrenko. Avec humour et agilité, le directeur musical des Berliner Philharmoniker explique les techniques et les processus utilisés dans la composition, captivant l'attention du public. Invitée à se joindre au chef sur scène pour présenter son parcours et sa pièce, la compositrice décrit son œuvre comme un intérieur de cœur battant de chaleur, entouré d'une couche de glace émotionnellement moins présente. L'espace entre ces deux matériaux sonores est exploré avec une profondeur spirituelle, rappelant que « seule la musique peut faire ressentir la vérité d'une autre personne ».

Kirill Petrenko abaisse sa baguette. Joué par les seconds violons, le thème principal surprend par sa proximité avec la tonalité, évoluant dans une matière harmonique magnifique qui s'intensifie progressivement. Des textures sonores nouvelles et éclatantes résonnent à travers les bois, les cuivres et les percussions, timbres brillants et secs s’entremêlent. On ressent alors la froideur des stalactites de glace se formant autour du thème principal du cœur chaud et palpitant.

Tout cela conduit progressivement à une masse sonore plus puissante : les pizz Bartók résonnent, jouées par les cordes en homorythmie, claquant de plus en plus fort, nous laissant intimidés. Cependant, le retour régulier du thème pianissimo permet de stabiliser l'écoute. Un certain apaisement est retrouvé, puis la pièce se conclut sur une trame lente dans laquelle se fond un thème microtonal joué par les violons. 

On salue le concept de l’œuvre de Lisa Streich, dont le travail de corrélation entre la musique et l’idée de température est fort bien mené. En nous transmettant des sensations acoustiques du glacé, du bouillonnant ou encore du chaud, elle transcende la représentation symbolique plus habituelle des éléments naturels en musique : la température sonore aura donc été prise avec succès. 

Loading image...
Julia Wolfe, Kirill Petrenko et les Berliner Philharmoniker
© Stephan Rabold / Berliner Philharmoniker

Julia Wolfe est ensuite invitée sur scène pour présenter sa pièce intitulée Pretty, dont le titre suscite l'interrogation. La compositrice explique qu'il s'agit d'explorer le concept de beauté, tant d'un point de vue étymologique que philosophique, et l'injonction emprisonnante qu'elle représente pour les femmes. Présentant à nouveau les particularités de la pièce (telles que l'utilisation d'une batterie de jazz et d'un tranche-œuf comme percussions), Kirill Petrenko suscite à nouveau des rires parmi un public réceptif.

La pièce de Julia Wolfe est d'une force incroyable, nourrie par de multiples influences qui lui confèrent une liberté d'écriture rare. On peut y percevoir des éléments de rock'n'roll, de musique folk, de musique électronique et de jazz. Les choix compositionnels sont affirmés et assumés. La pièce commence de manière explosive, avec un riff de rock épique. S'ensuit une série de motifs rythmiques itératifs repris par différents timbres instrumentaux. Les glissandos puissants et graves des trombones évoquent l'atmosphère du cinéma de science-fiction. L'énergie continue de monter lors d'un épisode de questions-réponses entre les cuivres et les cordes. Un duo de violons, dont le son distordu sonne comme deux guitares électriques sur une scène de rock, communique la joie tant chez les musiciens que chez le public, qui se délecte de cette liberté absolue.

Des influences de la musique répétitive américaine sont également perceptibles, développées par les contrebasses et le marimba à travers des motifs rythmiques obstinés. Un court mais précieux silence se fait entendre près de la fin, mettant en perspective la densité de la pièce avant de repartir sur une polyrythmie pouvant évoquer le Mambo de Leonard Bernstein. La pièce s’achève par un torrent d’applaudissements qui salue cette beauté résolument rebelle. À travers sa musique fulgurante, Julia Wolfe démontre la complexité et la multidimensionalité de l'idée de beauté.

Loading image...
Les Berliner Philharmoniker
© Stephan Rabold / Berliner Philharmoniker

Après l'entracte, la deuxième partie du concert est consacrée au poème symphonique Francesca da Rimini. Sous la direction brillante de Kirill Petrenko, l'orchestre exprime toute sa puissance, transportant le public dans l'univers envoûtant de Tchaïkovski. L’orchestre semble phraser comme un seul instrument, et nous révèle son interprétation comme une évidence, jusqu’au finale flamboyant qui laisse bouche bée. 

Si il aurait été sans doute plus intéressant d’associer aux deux créations mondiales l’œuvre d’une autre compositrice de l’époque romantique, ce voyage musical éclectique restera sans aucun doute gravé dans les mémoires des spectateurs comme un témoignage de la richesse et de la diversité de la musique d’aujourd’hui, et de la qualité de ses interprètes.

****1