La musique pour violoncelle et piano de Gabriel Fauré est un corpus étrange, qui regroupe à la fois des tubes très faciles d’accès et des grandes sonates ambitieuses conçues bien plus tard, à la fin de la vie du compositeur. Ces dernières œuvres peuvent dérouter l’auditeur. Fauré n’a pas opéré de révolution stylistique comme l’ont fait à la même période un Stravinsky ou d’un Schönberg ; mais tout en suivant la tradition française de la musique de chambre, il a renouvelé sa langue en y ajoutant toutes sortes de touches, ici un sens du développement continu à la Wagner, là une sècheresse des motifs et du contrepoint qui pourrait rappeler Schumann, constituant des œuvres singulières, inimitables, aussi étonnantes à l’écoute que difficiles à rendre à l’instrument.

Cédric Tiberghien et Xavier Phillips © Lyodoh Kaneko / La Dolce Volta
Cédric Tiberghien et Xavier Phillips
© Lyodoh Kaneko / La Dolce Volta

C’est donc avec une vraie curiosité qu’on attend dans ce répertoire Xavier Phillips et Cédric Tiberghien, au parterre d’un Théâtre des Bouffes du Nord bien rempli. Les spectateurs sont-ils venus pour les tubes ? Xavier Phillips les cueille à froid en commençant la Première Sonate, avec le mouvement le plus ardu de toute la soirée. Bien loin des douces mélodies accompagnées qui charmeront plus tard les auditeurs, l’œuvre s’ouvre sur un motif belliqueux que Fauré emprunte à lui-même – dans son opéra Pénélope, c’est celui qui accompagne Ulysse préparant le massacre des prétendants. Regard noir rivé sur son instrument, Xavier Phillips part à l'attaque sans effet de manche, peut-être encore un peu tendu lui-même au départ de cette odyssée qu’il va nous offrir, mais assurément concentré sur un texte qu’il a tellement lu, relu et intégré qu’il va le réciter à la perfection. C’est très juste, très franc, très clair rythmiquement, jamais dur dans le son, jamais excessivement présent, à l’écoute du piano qui est ici l’égal du violoncelle.

On est reconnaissant à Xavier Phillips d’éviter ce surjeu dans lequel se complaisent un certain nombre de ses confrères qui se balancent de gauche à droite cheveux au vent en se prenant pour des héros de Caspar Friedrich. Ce soir il n’y a pas un souffle d’air, le héros ne bouge pas, il lit simplement sa partition et articule sa tirade dans la semi-obscurité d’un théâtre au fond de scène décrépi, couleur rouge sang. Et l’on se dit que cette Première Sonate a été écrite pour cela, au beau milieu de la Première Guerre mondiale, pour être lue dans la pénombre, sans se regarder, avec la gravité qu’impose la conscience d’être au crépuscule d’un monde.

L’ensemble du récital sonnera avec la même vérité. Xavier Phillips et Cédric Tiberghien n’ont pas besoin de se regarder pour s’écouter, pour respirer d’un même souffle et parler la même langue. C’est remarquable car il faut faire beaucoup de choix dans ces œuvres qui ne supportent ni une lecture métronomique, ni une houle de changements de tempo. Très ensemble, le duo trouve ce qu’il faut de constance et de souplesse, et Cédric Tiberghien est admirable dans sa manière de faire corps avec le violoncelliste sans s'effacer, sans rien sacrifier de son propre texte.

On craignait un peu le passage aux pièces de genre après le souffle de la Première Sonate et l’on n’aura pas tort. La virtuosité légère de Papillon est très bien rendue mais l’œuvre reste d’un intérêt bien moindre. Il faut cependant rendre justice aux interprètes de parvenir à donner à ces miniatures toutes leurs couleurs sans briser le fil tendu entre les deux grandes sonates. Xavier Phillips donne plus de légèreté et de vitesse à son archet, plus de chaleur à son vibrato dans la Sérénade et la Romance comme plus tard dans la Sicilienne et la Berceuse, mais jamais il ne s’écarte de son rôle de diseur ; il reste dans la déclamation du mélodiste sans basculer dans un lyrisme exacerbé.

La Seconde Sonate referme le récital, avec la marche de son mouvement central qui n’est pas sans rappeler la célèbre Élégie donnée un peu plus tôt là encore sans surjeu, certaines lignes étant même tracées de manière glaciale, clinique, sans une once de vibrato. Xavier Phillips et Cédric Tiberghien poursuivent le même chemin et vont plus loin encore, trouvant au terme du finale effervescent de ce dernier opus toute la lumière que Fauré semblait chercher au début de la Première Sonate. En bis, Après un rêve sonnera presque superflu après un tel accomplissement.

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