Barry Douglas entre sur la scène de la Salle Gaveau qui fort heureusement s'est remplie au dernier instant d'un public qui va se révéler silencieux et attentif pendant toute la durée du récital. Il y a bien trop longtemps que nous n'avons pas entendu cet Irlandais qui a choisi de vivre à Paris il y a bien vingt ans déjà. Sans doute sommes-nous un peu fautif, sans doute aussi son agent ne fait pas assez pour que ce musicien qui a fondé la Camerata Ireland, un orchestre « œcuménique » qui fait un travail remarqué, soit aussi présent en France qu'il l'est dans tous les pays où sa carrière le conduit.

Dès que Barry Douglas pose les mains sur le clavier pour la Sonate en sol majeur D 894 de Schubert, remonte de notre mémoire cette sonorité unique, cette pâte sonore dense et ductile, plus sombre et ronde que brillante et éclatante que nous avions tellement appréciée ici même à Gaveau, au Théâtre des Champs-Élysées, à la Roque d'Anthéron dans les années 1990 et 2000... Bon, cette sonate de Schubert n'est pas non plus brillante : sa mélancolie est poignante, ses phrases interrogatives flottent dans l'air comme celles des symphonies de Bruckner. Sa fausse immobilité dans le premier mouvement s'élève ce soir du piano dans un équilibre miraculeux qui tient d'abord au tempo juste adopté par le pianiste.
Qu'est-ce qu'un tempo juste ? Tentative de réponse : c'est quand l'allure, le poids du son, sa couleur, l'articulation de la ligne de chant et du contrechant, le poids de l'harmonie, la pulsation se trouvent en équilibre aussi parfait que celui de la toupie qui tourne sur elle-même sans se déplacer. Barry Douglas a ce don de faire vivre la musique, de la faire avancer sans jamais donner l'impression qu'il intervient, ce qui est le degré ultime de l'interprétation de telles œuvres.
Ennemi de toute sophistication, ce naturel va surprendre dans les quatre klavierstücke qu'il a choisis dans l'Opus 116 de Johannes Brahms. Enfin ! Retour aux sources brahmsiennes : le piano est vif, ardent, articulé nettement, les pièces sont prises à des tempos allants, pièces qu'on joue souvent trop gras, trop confus, ce que le Kempff des années 1950 évitait lui aussi comme la peste. Pas impeccablement réglé, le grand Yamaha sonne d'un coup avec un éclat et une couleur bien différents : il devient cuivré comme un ancien piano.
Barry Douglas sait trouver le son qui va à chaque compositeur. Celui qu'il va déployer dans la Sonate en si mineur de Liszt nous fait penser immédiatement à celui du Gewandhaus de Leipzig : profond, sombre, dense, avec une lumière dorée et quelque chose de patiné, venu de loin dans le temps. Et c'est ainsi que le pianiste joue cette sonate : plus à la Claudio Arrau, en prenant le temps de chanter et de respirer, de construire tout en se laissant porter par elle, cette grande arche lancée vers l'inconnu. C'est bouleversant et inattendu, car ce n'est plus ainsi qu'on joue cette sonate dernièrement.
Le piano devient immense bien que Barry Douglas ne force jamais aucun contraste, n'aille jamais au-delà de ce que l'instrument peut donner, mais dans cette dynamique il crée un monde sonore qui a la magie de ce que l'on aime chez les grands anciens pour qui la beauté sonore n'était pas de l'hédonisme, mais bien l'incarnation même de la musique. Ce son vérité était celui d'Arrau comme il était celui de Vlado Perlemuter et d'Emil Gilels, du bronze et de l'or liquide qui prennent forme dans la musique tout en étant son messager, jusqu'aux dernières pages qui laissent le public silencieux quelques secondes avant que les premiers applaudissements ne fusent. Nous sommes aux antipodes des chinoiseries de diction de Beatrice Rana tout récemment à la Philharmonie dont justement la sonorité était du papier peint plaqué sur le texte lisztien.
Et voici les bis. Tous russes : Rachmaninov, Prokofiev et Tchaïkovski joués par un caméléon pianistique qui se coule dans l'esprit de chacune des pièces avec le naturel de qui parlerait sa langue maternelle. Nous ne resterons pas longtemps, espérons-le, sans réentendre Barry Douglas.