Un programme intellectuellement séduisant ne produit pas nécessairement un spectacle réussi. C'est le constat qu'on fait ce soir au Théâtre du Châtelet, dans une salle à moitié vide, où le Palazzetto Bru Zane organise son festival annuel autour de la figure de Georges Bizet, mort il y a 150 ans, emporté par un infarctus deux mois après la création de Carmen le 8 mars 1875. Bonne idée, a priori, que de redonner vie à une Arlésienne dont on ne connaît plus que les suites d'orchestre tirées de la musique de scène, et au premier ouvrage lyrique d'un jeune homme de 18 ans, Le Docteur Miracle. Mais la réalisation est pour le moins contrastée.

Ce Docteur Miracle est la révélation principale de cette soirée. Offenbach, soucieux d'élargir le répertoire de l'opérette où il règne en maître, organise en juillet 1856 un concours de composition : il est demandé aux candidats d'écrire la musique d'un petit ouvrage à quatre personnages sur un livret de Léon Battu et Ludovic Halévy d'après St. Patrick's Day de Richard Sheridan. Charles Lecocq (25 ans) et Georges Bizet (18 ans) l'emportent ex-aequo avec leurs Docteur Miracle, qui seront représentés en alternance onze fois à partir d'avril 1857, pour retomber ensuite dans l'oubli.
Un chroniqueur de l'époque écrit : « La partition de M. Bizet se recommande par un savoir-faire surprenant, lorsqu'on songe à l'extrême jeunesse du compositeur. L'orchestre a un rôle infiniment détaillé, qui indique d'excellentes études ». C'est bien ce qu'on remarque en premier, l'inspiration mélodique, la délicatesse de l'orchestration, l'originalité des tournures. Certes Offenbach n'est pas loin, mais le jeune Bizet affiche déjà sa personnalité. La mise en scène de Pierre Lebon joue le cocasse et le burlesque d'une situation archétypale : un podestat (baryton) qui déteste les militaires, une belle-mère Véronique (mezzo-soprano) qui aimerait être veuve, la fille du podestat Laurette (soprano) qui ne songe qu'à son amoureux Silvio (ténor), capitaine de son état. Celui-ci se déguise en Pasquin, sorte d'idiot du village, pour devenir le domestique de la maison, puis en Docteur Miracle, le charlatan supposé sauver le podestat d'une omelette empoisonnée.
Une heure de joyeuse farce, de trappes et de clapets qui claquent, et surtout d'interprètes complètement en phase avec leurs personnages : Dima Bawab est une Laurette pétulante et malicieuse, tandis qu'Héloïse Mas compose une belle-mère torride, d'une voix de mezzo-soprano remarquablement colorée. Les garçons ne sont pas en reste : Thomas Dolié est impayable en barbon ventripotent, Marc Mauillon en rajoute dans l'idiotie futée, adaptant son beau ténor à chaque situation.
Mais pour nous, la vraie révélation est la cheffe d'orchestre coréenne, Sora Elisabeth Lee, qui fut durant une saison l'assistante de Klaus Mäkelä à l'Orchestre de Paris. Elle dirige un Orchestre de chambre de Paris en très grande forme, d'une justesse stylistique et d'une cohésion admirables. On eût rêvé d'entendre les mêmes donner la Symphonie en ut composée par un Bizet de 17 ans, juste avant ce Docteur Miracle.
Car c'est une véritable purge qu'on nous a infligée en première partie, avec une Arlésienne qui tenait plus d'un spectacle de fin d'année scolaire que d'une re-création de ce qui fut une adaptation théâtrale d'une des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet. Bizet avait écrit une musique de scène, dont le compositeur lui-même puis Ernest Guiraud tireront deux suites d'orchestre. La première représentation le 1er octobre 1872 fut un échec complet.
On le comprend a posteriori en voyant ce que Bru Zane propose, même dans une version réécrite par le musicologue Hervé Lacombe. Un décor unique, un moulin (quelle originalité !), quelques personnages qui apparaissent, figés ou gesticulants, au fil d'un récit passablement embrouillé. À aucun moment on ne compatit au sort des personnages, à cette Arlésienne qui ne vient jamais, à cet Innocent qui retrouve la raison alors que son frère Frédéri s'est suicidé. Le récitant Eddie Chignara joue au maître d'école, hésitant entre « l'assen de Provence » à la Pagnol et la sévérité du professeur parisien.
Des éléments de la musique de scène de Bizet nous sont parcimonieusement proposés (mais le chœur de 24 chanteurs prévu à la création est réduit ici à un quatuor valeureux qu'on retrouvera dans Le Docteur Miracle). Heureusement Sora Elisabeth Lee et l’Orchestre de chambre de Paris nous gratifient des subtilités d’une musique réduite à la potion congrue.