Le temps d’un week-end, François Chaignaud métamorphose les espaces du Théâtre de Chaillot en « CabaretS ». On y trouvera dans chaque recoin des surprises, des paillettes, de l’excentricité… Mais au-delà du côté glamour et festif qu’il arbore allègrement, le monde queer déployé face à la Tour Eiffel dévoile aussi certains aspects plus intimes, plus sombres, provocateurs ou tragiques. C’est la possibilité de se plonger plusieurs heures dans une culture aux multiples facettes qui rend le voyage réussi et qui vient en outre enrichir la perception du spectacle In absentia, objet artistique inhabituel et remarquable qui s’impose comme le point culminant de l’expérience.

<i>In absentia</i> &copy; Christophe Raynaud de Lage
In absentia
© Christophe Raynaud de Lage

En arrivant au Théâtre National de la Danse, chaque spectateur se voit remettre un bracelet de couleur correspondant au groupe dans lequel il se retrouve placé. Aucun ne suivra le même parcours, faisant de chaque visite un espace d’expérimentation spécifique. Certains verront du beatbox proposé par Aymeric Hainaux, un cabaret imaginé par Patachtouille ou bien un autre emmené par PowerBeauTom… Peu importent les séquences qui composent le menu : partout plane un esprit festif teinté d’étrangeté, de non-conventionnel, d’une bonne part de souffrance aussi souvent détournée au profit de l’humour ou du sublime.

Pour notre groupe de spectateurs, nommé poétiquement « Cuisse de nymphe » (d'autres seront moins chanceux, se retrouvant dans le groupe « Sang de bœuf »), la journée débute par une performance lyrique de Flor Paichard dans le Foyer Dupuy. Réprimant un frisson en rejoignant le froid hall de marbre, on assiste à l’apparition d’une créature aussi terrifiante que fascinante, immense et squelettique, en loques et en sang dans ses talons aiguilles, qui se contorsionne et lentement vient darder ses yeux noirs dans ceux du premier être humain à proximité… Ce personnage trans, aux attraits manifestement inspirés par la mythologie, représente une des figures assimilées au cauchemar. Simulations d’étouffements, cambrés incantatoires et plaintes douloureuses rythment la sinistre déambulation qui incontestablement produit de l’effet.

Pour chasser nos angoisses, Nosfell symbole du passeur nous invite à le suivre dans sa traversée du somptueux Foyer, muni de sa petite guitare et de sa voix frémissante, coiffé surtout d’un immense chapeau entièrement recouvert de très longs cheveux qui ne laissent entrevoir que ses fascinantes chaussures-sabots. Place ensuite au vrai moment de cabaret ! Dans sa longue robe sexy, le drolatique Romain Brau nous offre un show de plus d’une heure faisant alterner sketchs prenant à parti le public et interprétation passionnée de chansons aux textes coups-de-poing retraçant son histoire.

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In absentia
© Christophe Raynaud de Lage

La tête pleine de toutes ces images, histoires et impressions, le groupe se rend finalement Salle Firmin Gémier pour assister à la représentation d’In absentia, fruit de la dernière collaboration entre François Chaignaud – chorégraphe concepteur de cet événement CabaretS, en résidence à Chaillot – et Geoffroy Jourdain, directeur musical fondateur des Cris de Paris. Dans la salle intimiste, les spectateurs sont installés en cercles concentriques laissant place à un espace vide au centre. Autour de ce dispositif immersif, une ronde de treize interprètes se met en place ; d’abord silencieuse et immobile, elle s’anime progressivement ; on se rend compte alors que l’ensemble des artistes chantent et dansent… Il s’agit de chanteurs et danseurs professionnels qui ont mêlés leurs savoir-faire de sorte qu'on ne distingue pas les uns des autres : ils incarnent simplement ici un groupe de vivants – reflet du public encerclé – cherchant à conjurer la mort au travers de la puissance du rituel.

Créée à Royaumont il y a deux mois, l’œuvre témoigne d’une recherche approfondie sur la matière sonore ensorcelante qu’est la polyphonie vocale. Les chanteurs-danseurs, hommes et femmes, construisent dans l’espace et le temps une architecture invisible mais poignante, avec leur voix en donnant corps à la musique sacrée de la Renaissance, avec leurs gestes en accentuant leurs efforts et en accélérant le rythme des enchaînements pour entrer dans une sorte de transe. Transfigurés par les costumes insolites conçus par Romain Brau (qui n’est pas que performeur), les interprètes se lancent corps et âme dans une quête de l’au-delà, de ce qui nous dépasse, en courant, tournant, soufflant, grimaçant et se réunissant pour créer un mouvement perpétuel dont les fluctuations ressemblent à une immense et profonde respiration.

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In absentia
© Christophe Raynaud de Lage

Entre rituel chamanique, danse macabre et fresque médiévale, le résultat de cette cérémonie fiévreuse est à couper le souffle. On a l’occasion d’admirer chacun des membres de cette équipe époustouflante lors de la joyeuse ronde finale où un tourbillon de chapeaux semble prendre vie au son des cloches : au bout de quarante minutes, tout le monde exulte, irrésistiblement exalté.

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