Rêvons un instant. Sviatoslav Richter a invité ses amis à jouer pour nous la musique de chambre de Chostakovitch : David Oïstrakh pour la Sonate pour violon et piano, Mstislav Rostropovitch pour la Sonate pour violoncelle et piano et Yuri Bashmet pour la Sonate pour alto et piano. Il faut bien avouer, les yeux fermés, que cette musique sonne formidablement bien. Puis ouvrons les yeux. C’est un autre pianiste russe, Evgeny Kissin, qui est sur la scène de la Halle aux grains de Toulouse. Il a invité ses amis à jouer pour nous la musique de chambre de Chostakovitch. Et oui, cela sonne toujours aussi bien !

C’est Gautier Capuçon qui ouvre le bal. La Sonate pour violoncelle et piano opus 40 est une œuvre de relative jeunesse, ni romantique ni classique ; on y a des repères, mais on se laisse volontiers surprendre par un langage déjà puissant et original, totalement maîtrisé par les interprètes. Étrange alliage des deux hommes sur scène, Kissin les yeux rivés sur sa partition, servant une musique impeccable et droite autour de laquelle Capuçon s’enroule, laissant son corps s’exprimer et les sentiments effuser. Le deuxième mouvement est particulièrement véloce, les deux artistes rivalisant d’engagement. Dans le « Largo » qui suit, Capuçon entame une sublime cantilène, à fleur d’archet. Le son est étiré à l’extrême, sans tension, à l’émotion. Enfin dans le finale les deux musiciens sont déchaînés, laissant la puissance ironique de la musique les submerger.
Au centre du récital, la Sonate pour violon et piano opus 134 convaincra moins. L’ombre de Gidon Kremer se tient sur scène, le pas hésitant, tassé sur lui-même dans une grande blouse noire. Attaques confuses, tenues irrégulières, retards forment un contraste gênant avec un Kissin qui ne dévie pas de sa route. Comme symbole de ce décalage : les deux formidables cadences successives qui animent le troisième mouvement. D'abord un Kissin surpuissant, survolté. Puis Kremer hésitant, incertain.
Le concert s’achèvera toutefois de la plus belle des manières avec la Sonate pour alto et piano opus 147, dont Chostakovitch disait à son dédicataire Fiodor Droujinine « la musique est lumineuse et claire ». Elle n’en porte pas moins la trace de la mort, la sienne, six jours après la dernière note posée sur la partition. Non seulement la Sonate se clôt sur un « Adagio » suspensif qui laisse flotter l'œuvre dans un brouillard indéterminé, mais aussi elle contient en elle-même comme un résumé des musiques qui ont marqué la vie du compositeur. La plus repérable étant le début de la Sonate n° 14 « au Clair de lune » de Beethoven.
Maxim Rysanov et Kissin habitent cette musique jusque dans les silences, fréquents dans le premier mouvement. Le thème en pizzicati qui ouvre et ferme le mouvement, en alternance à l’alto et au piano, est comme un symbole : les instruments se succèdent et se rejoignent peu. Les musiciens jouent en symbiose alternée, c’est déroutant et magnifique. Le scherzo central nous donne parfois envie de sourire tant les idées fusent, mais d’un sourire grinçant ; toute joie est balayée d’un pizz rageur ou d’une déflagration dans le grave du clavier. Quand enfin apparaît le thème de Beethoven dans le finale, on a juste envie de s'asseoir et de pleurer. Kissin se fait serviteur d’un Rysanov charnel et habité. La dernière indication de la partition ? Morendo. Et nous avec.
Ce concert a été organisé par Les Grands Interprètes.