Ni le crachin breton qui arrose la petite ville déserte en cette fin de samedi après-midi, ni la gadoue qui inonde le chemin conduisant aux Grandes Écuries n’ont dissuadé les fidèles du jeune festival Les Coups de Cœur à Chantilly, fondé en 2021, de faire le déplacement.

Ce week-end, place aux « coups de cœur » de Steven Isserlis, mais ceux qui sont venus pour entendre le grand violoncelliste anglais, si rare sur les scènes françaises, en seront pour leurs frais. Il n’apparaîtra que dans les dix dernières minutes du programme. Celui-ci est alléchant sur le papier : « Proust, mots et musique ». On pourrait logiquement s’attendre à entendre des textes de Proust, notamment ceux où il évoque ses amis musiciens et compositeurs. Ce sont en réalité des textes « écrits par Steven isserlis » et qui vont être lus par Amira Casar, un curieux mélange d’une sorte de « Proust pour les nuls », de confidences façon Point de vue sur l’homosexualité de l’auteur de La Recherche, de citations de Proust lui-même ou de Céleste Albaret.
On a compris l’intention d’Isserlis : établir un rapport entre les mots de Proust et les œuvres proposées ce soir, mais le résultat n’est pas à la hauteur de l’ambition et le dilettantisme de la comédienne-lectrice n’aidera pas à entrer dans le sujet. La frustration sera d’autant plus forte qu’il ne reste à la musique et aux musiciens rassemblés qu’une portion congrue.
C’est à la soprano britannique Carolyn Sampson qu’a été confiée la difficile mission de chanter sept mélodies françaises, exercice dont elle se sort plus qu’honorablement. On entend d'abord une mélodie de Léon Delafosse, présenté avec force sous-entendus comme le jeune « protégé » de Montesquiou, le modèle de Proust pour son personnage du baron de Charlus. Puis dans la même veine érotico-mondaine, celui dont on nous rappelle complaisamment la liaison amoureuse avec Proust comme les incartades, Reynaldo Hahn : Cimetière de campagne et Infidélité.
Schumann débarque ensuite dans le programme, sans doute à cause du titre de l'extrait des Fantasiestücke – Le soir / Des Abends –, l'occasion d'entendre seul Frank Braley, un trop rare poète du piano. Pourquoi enchaîne-t-on ensuite avec le célèbre Ave Maria de Gounod, composé sur la trame harmonique du premier prélude du Clavier bien tempéré de Bach ? Dans une version hybride de surcroît, avec Irène Duval au violon, Frank Braley au piano... et la Maîtrise et le chœur du Conservatoire de Chantilly qui se sont levés à l'arrière de la scène ! Très joli moment qui doit satisfaire les soutiens locaux du festival.
Sans transition, Amira Casar récite le portrait de Chopin que Proust en a fait dans Les Plaisirs et les Jours, prétexte pour Iddo Bar-Shaï de jouer la Polonaise-Fantaisie op. 61. Le pianiste hésite quant au parti à prendre dans une œuvre testamentaire où alternent sentiments de révolte, de tristesse, de profonde nostalgie. Bar-Shaï en bride la virtuosité et la puissance au profit de la confidence intime, servie par un toucher d'une belle délicatesse.
Au terme d'explications confuses, le public comprend que Proust pour sa Sonate de Vinteuil s'est inspiré de trois compositeurs : Saint-Saëns, Franck et Fauré. On aura donc droit à des extraits de chacun d'eux, comme le mouvement lent de la Première Sonate pour violon et piano de Saint-Saëns avec le violon inspiré d'Irène Duval. Saint-Saëns qui savait être un joyeux drille et qui, on nous l'assure, aimait se déguiser. La preuve ? Surgit alors des coulisses une grande silhouette coiffée à la Frida oum Papa et, sous cette choucroute blonde, le contre-ténor Bertrand Dazin qui entonne un court extrait de l'air des bijoux du Faust de Gounod ! Effet garanti... Pour prolonger la démonstration d'un Saint-Saëns grand comique devant l'éternel, on nous sert l'espagnolade Guitares et Mandolines – Carolyn Sampson semble cette fois à la peine dans ce texte parodique – et une version chantée de la Danse macabre, très réussie.
Steven Isserlis apparaît enfin, silencieux d'abord pour le superbe Nocturne de César Franck, où l'on eût aimé plus de chair et de sensualité dans la voix de Carolyn Sampson, puis partenaire de la chanteuse dans une autre très rare mélodie du même Franck, Le Sylphe, sur un poème d'Alexandre Dumas.
Le concert va s'achever avec Fauré, centenaire de sa mort oblige. Mais pourquoi seulement l'Adagio de son Premier Quatuor avec piano, quand l'intégralité de ce chef-d'œuvre nous eût fait oublier les frustrations de cette soirée et permis à Steven Isserlis de déployer son formidable talent de chambriste ?