On avait trois bonnes raisons d'assister ce soir au concert des Wiener Philharmoniker au Théâtre des Champs-Élysées : un programme original comportant un ballet de Stravinsky très rare au concert (Apollon musagète), un chef connu et apprécié à Paris, ancien directeur musical de l'Orchestre National de France (Daniele Gatti), dirigeant les Viennois dans un répertoire où on ne le connaissait pas, et la nouvelle conque acoustique installée sur la scène du théâtre.

Sur ce dernier point, l'amélioration est spectaculaire, particulièrement pour les grands effectifs de la Dixième Symphonie de Chostakovitch, où l'étagement des plans sonores, la définition des pupitres des bois et des cuivres sont très réussis.
Pour le reste en revanche, on ne peut pas cacher une vraie déception. On se réjouissait d'entendre les fameux archets des Wiener Philharmoniker défendre le ballet néo-classique de Stravinsky, dédié aux seuls instruments à cordes. Achevé en 1928, l'ouvrage est constitué de dix scènes inspirées de l'Antiquité (Apollon et les trois muses, Calliope, Polymnie et Terpsichore qu'il est censé conduire au Parnasse), dans une écriture classique rendant hommage à Lully. Daniele Gatti respecte strictement l'effectif prévu : 8 premiers et 8 seconds violons, 6 altos, 4 premiers et 4 seconds violoncelles, 4 contrebasses. Mais dès le premier tableau (la naissance d'Apollon), on est saisi par l'absence d'élan, de grâce, d'un discours qui devrait suggérer la légèreté, la danse tout simplement. Le deuxième tableau et la série de variations qui le composent seront de la même eau, comme si le chef renonçait à toute séduction, exposant ses musiciens à une lumière crue, aride et bien peu chorégraphique. Pour l'onctuosité, le miel de ces cordes viennoises, on repassera...
On se rassurait à l'entracte, en convoquant le double souvenir des derniers concerts de l'orchestre dans cette salle et les exécutions récentes de la Dixième Symphonie de Chostakovitch auxquelles on avait assisté. Le programme de salle avait beau souligner que jamais les Viennois n'avaient encore interprété ce répertoire à Paris, on imaginait qu'autant le chef que l'orchestre allaient donner leur pleine mesure dans une œuvre qu'on peut difficilement rater, ne serait-ce que par le contexte qui l'a inspirée : Staline mort le 5 mars 1953, l'œuvre fut créée par Mravinski à Leningrad le 17 décembre de la même année.
Daniele Gatti entend manifestement échapper à ce contexte, appréhender la symphonie comme une œuvre de musique pure, en faire une lecture au premier degré. Du coup, le long premier mouvement – un Moderato qui n'est qu'une vague indication de mouvement, sûrement pas d'intention – devient une juxtaposition de séquences qui ne semblent reliées par aucun récit, aucune perspective, une radiographie clinique comme si l'orchestre devait se dépourvoir de toute émotion, voire de tout lyrisme. Le tempo vraiment trop statique n'aide pas.
Le deuxième mouvement – Allegro – est mieux venu, d'abord parce que le rythme frénétique qu'y impose Chostakovitch laisse peu de latitude au chef et aux musiciens, mais ce qui devrait figurer terreur et destruction, prendre l'auditeur à la gorge, reste ici une démonstration de virtuosité orchestrale. Le troisième mouvement, en ut mineur, est une valse un peu boiteuse, à l'accompagnement arythmique. L'ambiance est incertaine, timide, le tempo s'accélère pour devenir une danse tourbillonnante et obsédante. Les violoncelles partent avec une mesure d'avance avant de se recaler, mais tout le mouvement se ressent de ce minuscule incident, parce que jamais on ne ressent ce qu'expose ici le compositeur de plus intime, la souffrance, la délivrance – sa propre signature « D.S.C.H. » qui constitue le second thème, et qui forme comme un pied-de-nez à Staline. Comme dans le premier mouvement, le chef semble n'imprimer aucune direction, aucune intention, et s'en tenir à un simple déroulé de la partition.
Le dernier mouvement – un Andante hésitant suivi d'un Allegro triomphal – subit le même traitement. L'ironie grinçante, la joie factice, exagérée à dessein, avec le martèlement répété de la formule D.S.C.H, nous laissent ici indifférent, ce qui est un comble au terme de l'une des symphonies les plus emblématiques de Chostakovitch. En bis, on nous sert une incongrue Cinquième Danse hongroise de Brahms, plus bavaroise que danubienne.