La grande Elisabeth Leonskaja a choisi Toulouse, et plus précisément le festival Piano aux Jacobins, pour fêter son quatre-vingtième anniversaire. On comprend son choix : c’est une longue histoire d’amitié et de fidélité qui relie la grande dame du piano à Paul-Arnaud Péjouan et Catherine d’Argoubet, les fondateurs du festival. Pour honorer la carte blanche qui lui a été offerte, elle a souhaité mettre en avant trois jeunes pianistes, lors des deux soirées du 29 et du 30 septembre.
Lundi soir, Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy s’avancent vers la scène. L’un tout habillé de noir, l’autre de blanc. Vont-ils jouer l'œuvre bicolore de Debussy pour deux pianos ? Non, il n’y en a qu’un. Alors, vont-ils se partager les touches blanches et les touches noires ? Ils pourraient. Leur interprétation de la version pour quatre mains du Sacre du printemps est une chorégraphie. Le haut et le bas du clavier ne leur appartiennent pas, ils sont comme deux danseurs dont les corps entrelacés en permanence – épaules, bras, mains, doigts – cohabitent avec intensité. Il faut les voir bondir ensemble sur leur tabouret ! Ils griffent les touches de leur pulpe acérée, bombardent l’extrême grave du clavier avec une puissance percussive assez affolante, dans un ballet ininterrompu d’une précision constante. Leurs quatre mains sont autant d’instruments, les chants et les rythmes passent de l’une à l’autre avec un sens du phrasé permanent. En témoigne une magnifique introduction du second tableau, dans un jeu grisant d’intensités et de superpositions. Aucun temps mort dans cette interprétation qui donne le vertige.
Les deux pianistes n’ont plus rien à prouver sur un plan technique, quand ils reviennent de la pause. Savent-ils pour autant chanter Schubert ? Les deux premiers mouvements du Divertissement à la hongroise sont en place. C’est toujours une danse, ils ont cet art du geste, trouvent un toucher perlé. Pourquoi donc précipiter les choses ? Le thème fameux du finale est pris tellement vite qu’on en perd la mélodie. C’est un vrai choix (leur interprétation au disque est à peine moins rapide), ils en ont les moyens, mais en s’emballant ils nous laissent un peu sur le bord de la route. Enfin la célèbre Fantaisie en fa mineur du même Schubert se déroule sous nos yeux dans un aller-retour permanent entre l’enchantement (le double fugato final, clair, prenant, vivant) et la désillusion (quand l'obsédante appoggiature qui caractérise tellement le motif principal, avec son saut de quarte magique, est avalée).
Elisabeth Leonskaja rejoindra les deux complices pour une douce et poétique Romance de Rachmaninov à six mains qui clôturera cette soirée, avant de reprendre les rênes le lendemain soir. Cette fois, accompagnée du jeune Budapestois Mihály Berecz, elle interprète sept des Danses hongroises de Brahms. Ensemble ils font preuve d’une certaine pudeur, parfois d’un peu de retenue. Dans les lignes de chant, c’est une grande sensibilité qui prend le dessus, particulièrement chez Leonskaja. Même dans les rythmes les plus serrés, on sent poindre une nostalgie. C'est une vision émouvante de ces danses qui nous est proposée.
Puis Mihály Berecz s’empare du piano en solitaire. Ce lauréat du Prix Liszt-Bartók au Concours Géza Anda de 2021 se lance dans un florilège de pièces de Bartók et de Liszt. Avec son allure de consultant d'Ernst & Young, Berecz est une très bonne surprise de ces soirées. Il parvient à nous faire sentir la filiation entre les deux compositeurs hongrois tout en les caractérisant individuellement : Bartók dans un concentré d’énergie intérieure, les doigts très déliés, la puissance au service d’une idée rythmique dans En plein air ; Liszt où il dose ses effets, les artifices « faciles » se glissant derrière une ligne impérieuse, les notes répétées et les appoggiatures remarquablement jouées dans deux des 3 Études de concert S 144. Puis nous recevons un vrai choc dans son interprétation de la Douzième Rhapsodie hongroise, ;d'une noblesse qui transcende la virtuosité.

Elisabeth Leonskaja lui succède au tabouret pour revenir à Schubert avec la Sonate en si bémol majeur D.960. Elle s’assied avec naturel, comme chez elle et lance le thème serein et un peu désespéré, qui sonne ainsi qu’il sonne depuis les siècles des siècles. Autant Berecz traçait son jeu à la pointe sèche, autant Leonskaja est au crayon gras. Un trait large, puissant, généreux, qui marque l'oreille, que l’on reconnaît les yeux fermés. L’« Andante sostenuto », et particulièrement sa reprise variée, atteint un sommet de tristesse lancinante. Et ce n’est pas le « Presto » du finale, enlevé et brillant, qui nous fera perdre la mémoire de cette ambiance crépusculaire. Bon anniversaire, Elisabeth Leonskaja.