Ben Duke, chorégraphe et metteur en scène, a conçu Goat pour le Ballet Rambert en partant de musiques de Nina Simone. Il ancre son spectacle autour de ses chansons interprétées ici par la chanteuse Nia Lynn ; il utilise également la dimension politique et sociale de Nina Simone qui a œuvré pour l’égalité des droits civiques aux États-Unis. Ben Duke interroge l’égalité dans ce spectacle par la figure du scapegoat, le bouc émissaire.

Les danseurs s’échauffent sur le plateau pendant que le public prend place. Le spectacle débute réellement avec l’entrée d’un des artistes qui prend le rôle de commentateur pour toute la soirée. Un écran tourné vers le public, côté cour, diffuse en gros plan son visage : il est capté en direct par Dan, caméraman qui filmera toute la pièce depuis la scène, donnant au spectateur un double point de vue de tout ce qui se passe. Sorte de monsieur Loyal, le commentateur fait déjà beaucoup rire le public en présentant Katharina, qui traduit les sous-titres depuis la régie, ou encore en annonçant le début du spectacle… avant d’être contredit par une danseuse qui s’empare du micro : ils commenceront « quand ils seront prêts ».

Dès cet instant, on comprend que le spectacle va sans cesse remettre en question le rapport des artistes avec le public. Le commentateur invite d’ailleurs les spectateurs à lever la main à tout moment s’ils ne comprennent pas la pièce. Et celle-ci interroge pendant soixante minutes ce qu’est vraiment le sens d’un spectacle, le sens d’un mouvement. C’est particulièrement visible lorsque le commentateur s’approche des danseurs alors qu’ils évoluent dans des solos contemporains désarticulés et caricaturaux ; il leur demande ce qu’ils font et ce que cela signifie. Un des danseurs répond « cela parle de l’addiction ». Un autre : « cela parle de la trahison ». Le commentateur regarde alors le public avec des yeux ébahis, provoquant des rires dans l’assistance, conquise par ce second degré. Ben Duke prend ainsi du recul avec intelligence et humour sur le processus de fabrication d’un spectacle et sur la production du mouvement en danse contemporaine. Il le fait par le biais de multiples arts : musique, théâtre, danse, cinéma en direct… La maîtrise de tous ces arts est une des clés de la réussite de ce spectacle très bien construit.

Bien qu’il présente de nombreux aspects humoristiques, Goat est au fond très sombre et profond puisqu’il parle d’exclusion d’un bouc émissaire, ici représenté par Liam. Le personnage explique qu’il est sacrifié et qu’il doit danser jusqu’à sa mort – on reconnaît la proximité avec Le Sacre du printemps. En sous-vêtements blancs, Liam danse avec des post-its jaunes, collés par les autres danseurs, sur lesquels on peut lire notamment « pain », « war », « the shits ». Entouré par un groupe qui entame des pas et des cris tribaux, Liam devra ensuite danser jusqu’à ce que tous les post-its se détachent. Ses mouvements sont de plus en plus rapides, violents, épuisés.

À la fin, Liam semble mort, allongé sur le ventre. Dan s’approche pour filmer mais le commentateur l’en empêche, lui criant que ce n’est pas respectueux, le repoussant violemment. Moment significatif qui reflète notre société actuelle, submergée d’images d’actualités sans pudeur. Une des danseuses rejoindra Liam pour danser un duo charnel et émouvant. À l’issue de ce moment magnifique, le commentateur se déshabille pour transmettre son pantalon, sa chemise et ses chaussures, recouvrant Liam avec lequel il apparaît totalement en empathie. Il s’allonge ensuite au sol, prenant sa place. Cette mise en scène touche par sa simplicité, sa pureté et son éloquence.

Ce spectacle rappelle par ailleurs, par bien des aspects, les spectacles de Pina Bausch et sa « danse théâtre » : que ce soit par la similitude chorégraphique lors de la découverte de Liam qui rappelle l’Élue du Sacre, par les prises de parole des danseurs au micro pour parler ou chanter (souvent à propos de sujets sociaux), ou encore par ces tenues vestimentaires de ville, décalées avec les chorégraphies qui requièrent une technique organique pourtant totale. L’inspiration de la grande chorégraphe allemande semble donc ici évidente et Ben Duke parvient à lui rendre hommage tout en colorant clairement sa « danse théâtre » à sa façon.

Le spectacle est total et permet de savourer une musique live magnifique, des textes très bien écrits et mis en scène, et une chorégraphie inventive et personnelle. Le tout est interprété avec beaucoup d’énergie et de personnalité par le Ballet Rambert.

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