Un petit mot du président François Lafaye qui nous présente sur scène Guilhem Fabre et l'organisation Pro Musicis dont le slogan dit la vocation : « le partage de la musique ». Cette association de bénévoles demande aux artistes de « donner deux concerts de partage pour chaque concert public » pour des publics privés de musique. Cette adresse au public réuni ce soir Salle Cortot prend un sens particulier car Fabre est un pianiste dont un récent et remarquable disque consacré à Bach et à Rachmaninov a montré qu'il avait une voix bien à lui, mais aussi un partageux qui balade son piano dans un camion-scène afin d'apporter la musique là où il ne va pas de soi qu'elle aille... à l'image du pianiste brésilien Arthur Moreira-Lima, récemment disparu, qui a préféré arpenter ainsi le Brésil des villages et des favelas pendant quarante ans, plutôt que monétiser son deuxième prix au Concours Chopin de Varsovie gagné de justesse aux points par Martha Argerich.

Guilhem Fabre © Thomas Morel-Fort
Guilhem Fabre
© Thomas Morel-Fort

Voici Guilhem Fabre qui monte sur scène pour le Nocturne op. 6 de Clara Wieck qui commence comme du Schumann, passe par Chopin avant de faire songer aux Pièces lyriques qu'Edvard Grieg ne tardera pas à composer. Ce nocturne est charmant mais un peu trop long. Mais que Fabre le joue bien ! Il a des mains très grandes qui lui donnent un son qui porte si naturellement que le musicien peut déployer un phrasé éloquent et un legato merveilleusement chantant.

C'est une très bonne entrée en matière pour la Fantaisie op. 17 de Schumann. Son premier mouvement est partagé entre forme et expression, avec la nécessité d'être tenu par un pianiste qui doit aussi savoir lâcher prise, devant la passion amoureuse dont ce mouvement est la traduction musicale sans en faire trop ni pas assez. Fabre réussit ce prodige, malgré une pédale un peu envahissante dans l'acoustique si bien sonnante de la Salle Cortot et sur un piano généreux qu'il saluera comme vient de le faire Mikhaïl Pletnev du sien, au Théâtre des Champs-Élysées.

La comparaison entre un musicien modeste qui se soumet au texte qu'il sert avec passion et un pianiste cabotin jusque dans son atticisme s'arrêtera là. Dans le deuxième mouvement, harassant pour l'instrumentiste qui doit en varier les redites tout en craignant les terribles sauts des dernières pages qui se rapprochent de plus en plus, Fabre continue de chanter, de tenir son propos tout en se laissant porter par le flux musical. Et s'il se trompe – un peu seulement – ce n'est justement pas là où l'on a entendu les virtuoses les plus aguerris flancher tant ils craignaient ce fameux passage ! Fabre n'a pas peur : il semble, comme Claudio Arrau qui le professait, débarrassé de la crainte de la faute et du jugement des autres. C'est très beau, moins fulgurant que sensible et intelligent, malgré là encore un peu trop de pédale. Le troisième mouvement sera sans doute un peu moins réussi, malgré une présence et une intériorité prenantes, mais la fin manquera de cet effacement qui est une sorte d'adieu au monde : trop de son...

Brahms pour reprendre après l'entracte, avec deux pièces tirées de l'Opus 118, les deuxième et cinquième. Fabre prend un tempo trop lent, comme de nombreux confrères. Comme si la lenteur était synonyme de profondeur. Non, elle dilue le propos qui alors se perd. Par chance, il ne surcharge pas son jeu d'intentions expressives.

Composés en 1896, les Moments musicaux op. 16 de Rachmaninov n'ont beau avoir que trois ans de moins que l'Opus 118 de Brahms, ils sonnent eux déjà XXe siècle quand la « modernité » de Brahms se cache. Fabre prend ces six hommages du Russe à Schubert par leur face nostalgique, sombre, puritaine. On pourrait ici ou là regretter une pointe de détermination, de netteté, de fulgurances instrumentales qui manquent. Mais Guilhem Fabre cherche autre chose dans la musique que la performance pianistique bien qu'il soit en possession d'une magnifique technique « naturelle ». Il est dans la musique, tout à son ouvrage, investi dans chaque note qui devient un morceau d'éternité. Sans doute le dernier et terrible Maestoso comme le quatrième Presto manquent-ils de ce dépassement qui devrait tout emporter, mais l'ensemble dans sa continuité capte l'attention en chaque instant et la retient. En bis, Que les brebis paissent en paix, transcrit d'une cantate de chasse de Bach par Egon Petri : sa polyphonie merveilleusement chantante et apaisée s'élève dans une sonorité fondue et pourtant claire.

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