Chorégraphe majeur de notre époque, Hofesh Shechter se distingue par quelques traits qui le rendent particulièrement attachant : sa capacité à mêler des influences multiples, son sens de la rythmique (lui-même étant batteur), sa manière subtile de toujours intégrer à ses œuvres son engagement politique implacable dont la danse se fait le vecteur. Dans le dernier spectacle qu’il présente à Paris au Théâtre des Abbesses, From England with Love, huit membres de la troupe Shechter II (extension de la Hofesh Shechter Company pour de jeunes danseuses et danseurs) nous livrent une vision superbement contrastée du pays d’adoption de l’artiste, l’Angleterre. Au cours des tableaux successifs qui s’enchaînent, les uniformes impeccables du début sont peu à peu déconstruits pour laisser place à la personnalité des êtres qui cherchent à s’exprimer en dessous. Portrait saisissant de leur évolution au sein d’un monde cosmopolite.

<i>From England with Love</i> &copy; Todd MacDonald
From England with Love
© Todd MacDonald

C’est avec une scène très solennelle que débute Shechter, procédé inhabituel pour le chorégraphe. L’éclatant « Nimrod » extrait des Variations Enigma d’Edward Elgar, éminent symbole de la nation britannique, résonne avec force tel un hymne au début d’une célébration. Avec lenteur et concentration, les interprètes groupés en pleine lumière exécutent des gestes cérémoniels, de larges ports de bras semblant accueillir le public dans une atmosphère non dénuée de gravité qui s’accorde mal avec leurs apparences juvéniles. Ironique ou authentique, le ton est donné : la tradition est bien ancrée chez ces personnages.

Grâce au surgissement sonore de la pluie, les corps se détendent immédiatement après et retournent à une sorte de normalité ; des regroupements s’opèrent à l’aide de mouvements fluides, la notion d’amitié se mêlant à la douce lassitude provoquée par un quotidien trop gris. Sans transition, une fête éclate au plateau, et la joie et la vitalité de la jeunesse sont d’un coup au premier plan ! Viendra juste après le temps de la révolte… Ainsi, on se laisse séduire sans difficulté par le procédé presque narratif choisi par Shechter pour ce spectacle, qui tient en haleine malgré une absence d’histoire explicite et des contrastes brutaux : un enchaînement de courtes fresques installant à chaque fois une atmosphère différente, de par la musique choisie (parfois classique, parfois punk), les lumières ajustées au contexte, la manière de porter l’uniforme (une cravate complétant un costume standard sera bientôt détournée en serre-tête autour de la tête d’un danseur), et bien entendu l’émotion qui se dégage de l’ensemble – traduite au travers du style de danse adopté et des expressions faciales saisissantes des interprètes.

Loading image...
From England with Love
© Todd MacDonald

L’un des aspects les plus intéressants de From England with Love consiste à opposer deux types de violence. Shechter étant connu et reconnu pour sa dénonciation crue de toutes les absurdités et injustices du monde contemporain, on retrouve à maintes reprises dans sa chorégraphie l’expression d’une grande colère, un besoin de libération, une entrée en transe pour supporter la douleur inhérente aux logiques d'une société sans pitié. Cela se traduit par un langage corporel énervé, des tremblements incontrôlables, des sauts fougueux, des séquences répétitives ou encore des à-coups rythmiques virulents…

Cependant, la hargne qui revient à plusieurs reprises ne provient pas d’un seul et même ressenti. Il y a d’abord la quête de liberté, qui va de pair avec le rejet d’un décorum étriqué et daté n’allant plus de soi pour les nouvelles générations. Cette revendication forte passe notamment par une acceptation des pulsions auxquels sont soumis tous les corps et une soif de provocation qui permet de générer une rupture assumée. Les sons punk-rock finement élaborés par Shechter lui-même correspondent bien à cette émancipation jouissive, symbolisée sur scène par une exaltation décomplexée, une danse libre, saccadée et joyeuse malgré tout.

Loading image...
From England with Love
© Todd MacDonald

Mais il y a également la violence subie qui s’abat sur le groupe avec brutalité : l’agression non plus morale mais physique, poussée à son paroxysme – attentat, guerre, meurtre, viol. Les évocations de ces atrocités ne sont pas nouvelles dans l’esthétique de Shechter, mais elles sont systématiquement terrifiantes, d’autant que la violence finit à chaque fois par être intériorisée par les victimes et leur apprend la haine longtemps étrangère à leurs existences.

Après ces illustrations successives de prises de conscience profondes et des tentatives de faire face à ces multiples défis, tout s’arrête soudain – la musique, la danse, le jeu – sauf la lumière éclairant le plateau. Le groupe de jeunes adultes nous fixe, incertain, apeuré, parfois secoué de spasmes, mais toujours debout en dépit de leur lucidité devenue fracassante. Certains essaient de partir, ils reviennent ; c’est complexe. Cela devrait être simple pourtant, non ? « Keep calm and carry on », c’est la recommandation en vigueur. De quoi laisser songeur quand on sait ce qui a suivi cette devise historique : la Seconde Guerre Mondiale…

****1