Après le miraculeux récital de Jonathan Biss proposé quelques jours plus tôt au Théâtre des Champs-Élysées, les oreilles des mélomanes beethovéniens ne pouvaient que se réjouir du récital d’Ivo Pogorelich à la Philharmonie, également consacré au maître de Bonn. Les deux programmes étaient même complémentaires : après avoir pris la mesure de l’héritage du dernier Beethoven avec Biss, il s’agit avec Pogorelich de rendre compte de l’évolution de son écriture à travers trois sonates phares.

Ivo Pogorelich © Andrej Grilc
Ivo Pogorelich
© Andrej Grilc

Première sonate marquante, c’est la « Pathétique » qui ouvre le concert. Les accords désolés du « Grave » introductif sont prometteurs : directs, denses et aiguisés, ils frappent au cœur. Tout au long de l’œuvre, la main gauche du pianiste conservera ces qualités idéales pour proposer une interprétation structurée de la partition, tout en y insufflant ce caractère singulier de désespoir énergique. La main gauche est intéressante certes, mais cette « Pathétique » ne tiendra pas ses promesses. La main droite est molle, presque effacée dans l’« Allegro » du premier mouvement, et le rondo final se trainera sans une once de dynamisme. À l’image de l’évolution rythmique du « Grave », le deuxième mouvement se transforme en exercice statique, où les cinquièmes doigts sont surtimbrés et la texture sonore absente.

Statisme et absence de texture, voilà ce qui caractérise également « La Tempête », des premières notes au dernier mouvement. L’arpège inaugural est expédié, sans substance, presque survolé, avant que ses trois dernières notes ne soient a contrario assénées. Chaque fois que le motif reviendra, ce sera la même chose, et chaque fois on cherchera la cohérence artistique au sein d’un mouvement où le suspens est bien loin. Quant au finale, sa lenteur ne convaincra toujours pas, tant elle sera synonyme de surplace. Entre ces deux mouvements, comme pour la sonate précédente, l’« Adagio » est un exercice stagnant, au cours duquel Pogorelich fait montre tout de même d’une belle maîtrise de la pédale.

De retour de l’entracte, deux bagatelles, qui auraient pu donner un peu de vie et de pétillant au récital, prolongent l’entêtement du pianiste. La sixième de l’opus 33 est lourde et ampoulée malgré de premières mesures captivantes par le velours de la main gauche, avant que la troisième de l’opus 126 ne propose des sonorités moirées intéressantes à la main droite, bien rapidement mises de côté par un chant mécanique et élémentaire.

Une « Appassionata » caricaturale, mais cohérente par rapport à tout le reste du concert, clôt le récital. L’interprétation séquencée qu’en propose Pogorelich détruit méthodiquement tout l’élan de l’œuvre : chaque mouvement est un collage de cellules répétées inlassablement. Le passage en majeur du premier mouvement perd ainsi tout relief, c’est à peine si on le remarque. Le thème et variations de l’« Andante » est presque comique : le pianiste fait toutes les reprises, une pour mettre en évidence la voix grave, l’autre pour mettre en évidence la voix aiguë, puis inversement. Le mouvement est toujours aussi immobile, au point que même les guirlandes de quadruples croches, loin d’être féériques, s’embourbent et ne coulent pas. Est-on surpris par le tempo très raisonnable du finale ? Non, mais par son inexplicable brouillard de pédale, assurément. Et à nouveau on se désole de la situation tant le musicien trouve parfois le son juste, entre rudesse, urgence et densité, en particulier dans le registre grave de l’instrument.

Ovationné, Pogorelich se verra offrir sur scène deux bouquets et… un ours en peluche ! L’occasion de se reposer de tous ces tempos inertes ? Le Nocturne op. 55 n° 2 de Chopin proposé en bis n’en donne pas l’occasion. La main gauche disparait et avec elle la structure, avant que les trois derniers accords ne soient assénés de manière péremptoire, presque brutale… Son exécution dénuée de poésie aura été à l’image d’une « Pathétique » sans émotion, d’une « Tempête » sans ouragan et d’une « Appassionata » sans passion.

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