Ce jeudi soir au Grand Théâtre de Provence marque les débuts de Jonas Kaufmann et Diana Damrau au Festival d’Aix-en-Provence, même si le ténor était à l’affiche il y a deux ans dans le rôle-titre d’Otello de Verdi en représentation de concert ; il avait finalement annulé sa participation. Ce n’est en revanche pas la première fois que les deux artistes se produisent tous les deux en récital, on se souvient en particulier de l’Italienisches Liederbuch de Hugo Wolf qu'ils avaient interprété ensemble en 2018. C’est à présent un programme Richard Strauss et Gustav Mahler, que proposent, en tournée européenne, les deux chanteurs, accompagnés à nouveau par le fidèle Helmut Deutsch au piano.

Jonas Kaufmann entame les débats avec « Zueignung », parmi les plus célèbres lieder de Strauss, d’une voix ferme, suffisamment large et à l’accent barytonnant dans le grave. Petite pause à l’issue de l’air, quand le ténor allemand s’adresse au public – « petit problème technique… » (en français dans le texte !) – et vient au secours du pianiste, en panne de commande de sa tablette électronique, celle-ci restant apparemment bloquée sur une page de la partition… Rires au sein du public ! Diana Damrau prend le relais dans « Nichts », d'une diction appliquée et montrant davantage d’expressivité extérieure que son partenaire.
L’alternance à peu près systématique entre l’une et l’autre se poursuit, avec mise en évidence d’autres caractéristiques vocales, pour Jonas Kaufmann de superbes mezza voce, voire une voix mixte sur les mots « sie stehle » à la fin de « Die Nacht », mais aussi de petites fêlures, dans le grave, sur l’attaque de « Geduld ». Le ténor se montre, sur l’ensemble du récital, dans une très bonne forme, avec toutefois davantage de solidité pour la nuance forte que piano. Diana Damrau développe quant à elle un vibrato plutôt prononcé, ainsi qu’une séduction plus grande dans la partie supérieure du registre, par rapport à un grave correctement exprimé, mais moins charmant à l’oreille.
Chaque interprète intervient donc à son tour, tandis que l’autre prend le rôle de celui ou celle à qui il s’adresse, voire encore plus lorsque, selon le thème du lied, il s’approche ou lui prend la main. Dans ces miniatures, à dominante amoureuse mais où la mort rode, on perd tout de même une espèce de « solitude du chanteur de lied allemand » et une bonne part de tristesse, mélancolie, spleen qui vont avec. Le piano de Helmut Deutsch nous amène en revanche toute cette atmosphère, rien qu’en jouant les premières notes de chaque pièce, en plantant d’un coup le décor, avec par moments un tempo qui avance de manière implacable, comme pourrait le faire la mort.
Après l’entracte, chacun enchaîne plusieurs lieder de Mahler, Diana Damrau changeant de tenue pour l’occasion – et ne perdant rien de son agilité de soprano colorature qui a fait sa réputation (« Wer hat dies Liedlein erdacht »). Kaufmann alterne de son côté entre aigus piano parfois un peu fragiles (« Liebst du um Schönheit ») et d’autres absolument splendides, comme le pianissimo sur « in meinem Lied ! » en conclusion de « Ich bin der Welt abhanden gekommen ». La soprano remet sa robe rose spéciale Richard Strauss, pour chanter et jouer à nouveau de courtes saynètes avec son partenaire, en dansant par exemple sur le plus léger « Ich schwebe ». L’espièglerie se calme avec « Ruhe, meine Seele ! » merveilleusement chanté par Kaufmann. « Morgen ! » suit avec son introduction au piano qui touche au sublime, avant « Cäcilie » au final plus brillant que l’entame.
Trois duos sont offerts en bis, en commençant par le martial « Trost im Unglück » de Mahler, pour terminer avec la chanson anglaise plus calme « O wind, where have you been ». En intercalé, le long duo « Das eine kann ich nicht verzeihen » de l’opérette Wiener Blut de Johann Strauss nous montre alors les deux artistes au naturel et pleins d’esprit, qui valsent et s’amusent… et nous aussi ! À croire que Johann, davantage que Richard, aurait peut-être encore plus ravi les cœurs et les esprits ce soir.