A ceux qui étaient encore en Ile-de-France en ce début pluvieux du mois de juillet, Jordi Savall proposait un voyage imaginaire, à travers la musique : c’est un programme réunissant deux œuvres proches dans le temps mais issues de deux cultures bien distinctes qu’il dirigeait les 2 et 3 juillet à la Chapelle Royale de Versailles. Sous sa baguette, la Capella Reial de Catalunya et Le Concert des Nations étaient comme à leur habitude des interprètes remarquables de ces deux « chefs-d’œuvre sacrés de l’Espagne de Philippe V » : la Messe à deux chœurs et deux orchestres d’Henry Desmarest, et la Missa Scala Aretina de Francesc Valls. Deux redécouvertes absolument captivantes, dont les beautés respectives ressortaient d’autant mieux par contraste et comparaison. Un concert exaltant !
Faire le rapprochement entre une messe d’Henry Desmarest et une messe de Francesc Valls est tout à fait judicieux du point de vue historique. Desmarest était un compositeur renommé de la cour de Louis XIV, mais il dut s’exiler suite à une affaire de mœurs et fut alors appelé par le roi d’Espagne, Philippe V (petit-fils de Louis XIV), pour établir un style musical versaillais à la Cour d’Espagne. Desmarest fut donc nommé Maître de la Musique Française de la Cour d’Espagne en 1701 ; peu après, il fut rappelé à la Cour de Lorraine, où il fit entendre pour la première fois sa Messe à deux chœurs et deux orchestres (1707), composée en Espagne. Francesc Valls, pour sa part, était à cette époque Maître de Chapelle de la Cathédrale de Barcelone. Aujourd’hui encore, c’est l’un des compositeurs catalans les plus réputés, notamment en raison de sa Missa Scala Aretina (1702) qui fit scandale et devint rapidement une œuvre incontournable. Il n’est pas impossible que Desmarest ait entendu cette messe, et s’en soit même inspiré pour créer la sienne quelques années après…
Les messes de Desmarest et Valls ont en commun une structure en cinq parties, selon le format habituel du genre : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei. A part cet aspect-là, les œuvres ne présentent que peu de similarités stylistiques. C’est d’abord la Messe à deux chœurs et deux orchestres d’Henry Desmarest qu’on (re)découvre. Chaque partie est subdivisée en différentes sections confiées tour à tour au chœur et à plusieurs solistes. L’écriture de Desmarest est délicate, élégante, raffinée – elle constitue une superbe illustration de l’esthétique française et n’est pas sans rappeler d’autres compositeurs de la même période. Jordi Savall dirige avec beaucoup de discrétion, sobrement, mais avec une efficacité redoutable : inutile pour lui de faire de grands gestes, chaque mouvement exprime avec exactitude la sonorité recherchée. La répartition des ensembles est pensée en miroir : les « deux chœurs » et « deux orchestres » voulus par la partition se font presque face, semblent se répondre, et entremêlent harmonieusement des masses sonores parfaitement homogènes. Les solistes sont irréprochables, tant les instrumentistes que les chanteurs ; on peut souligner en particulier la pureté de la voix de David Sagastume (contre-ténor). Le Credo constitue la partie la plus développée et la plus fascinante : les passages pour quatuor (deux femmes et deux hommes) regorgent d’une grâce et d’une beauté saisissantes.
Pour la Missa Scala Aretina de Francesc Valls, les ensembles se positionnent autrement. L’œuvre étant conçue « pour 11 voix réparties en 3 chœurs, 2 violons, 1 violone, 2 trompettes, orgue et basse continue avec harpe », La Capella Reial de Catalunya est cette fois scindée en trois, tandis que la harpe et la viole de gambe occupent le centre de la scène – elles occupent aussi une place centrale du point de vue musical. Après une introduction à la harpe seule, les voix se rejoignent pour former des accords dissonants, improbables, agréablement inattendus. Peu à peu, les voix s’individualisent, une fragmentation sonore éblouissante prend corps et permet à la pièce de se construire par très petits morceaux, ce qui laisse place à de nombreux effets de surprise produits notamment par les changements d’harmonies. L’œuvre est véritablement déroutante et cultive les procédés stimulant l’attention de l’auditeur : salves de violon alternées, voix se faisant écho, mélange de timbres renouvelé, vocalises virtuoses, entrées fuguées… Aucun des effets n’est foncièrement nouveau ou inhabituel, mais la construction de la messe est pensée de telle sorte à interpeller sans cesse l’audience. Il y a un aspect très narratif dans cette musique, qui est complexe dans les moindres détails et requiert ainsi plus de concentration. Que l’on préfère le style de Desmarest ou celui de Valls, une chose est certaine : leur maîtrise esthétique est d’une finesse qui enchante l’ouïe et délecte l’âme. En ressuscitant ces merveilleuses œuvres sacrées, paradoxalement Jordi Savall nous a procuré un immense plaisir sensoriel.