À bien y regarder, les derniers jours du Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron symbolisaient l'esprit d'une manifestation restée fidèle à ses principes, depuis sa première édition en 1981 : présenter, sans souci du qu'en-dira-t-on, deux jeunes pianistes qui se sont récemment fait connaître par des disques au programme singulier (Jodyline Gallavardin et Juliette Journaux qui faisaient leurs débuts ici), un jeune pianiste que sa carrière conduit dans les plus grands centres musicaux (Seong-Jin Cho, Premier Prix du Concours Chopin en 2015), un jeune vétéran admiré mais en retrait des projecteurs (Christian Zacharias), un quadragénaire, intellectuel, professeur (Jonathan Biss, co-directeur avec Mitsuko Uchida du Festival de Marlboro fondé par Rudolf Serkin, Marcel Moyse et les frères Busch) et enfin le pianiste français le plus singulier de notre époque – Adam Laloum, Prix Clara Haskil en 2009.

Juliette Journaux à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin
Juliette Journaux à La Roque d'Anthéron
© Valentine Chauvin

Mais avant de parler du récital de ce dernier, quelques impressions sur celui donné par Juliette Journaux en un moment de la journée qui ne lui a pas été favorable. Son programme osait encadrer les Klavierstücke op. posthume de Schubert par des transcriptions de son cru de lieder de Mahler et de Schubert. Il faudrait la nuit et la proximité du piano pour bien écouter une musicienne qui ne joue pas comme une pianiste, mais comme une créatrice qui réduit à l'essentiel la musique qu'elle transcrit pour en retenir l'harmonie, la densité d'accords consubstantiels au chant. Elle enfonce ses mains dans le clavier comme un professeur d'analyse le fait, qui montre ce qui doit être entendu. C'est d'une austérité et d'un jusqu'au-boutisme admirables, qui exigent de l'auditeur qu'il entende intérieurement les couleurs nocturnes de l'orchestre.

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Jonathan Biss à La Roque d'Anthéron
© Valentine Chauvin

Deux heures plus tard, un autre musicien tout entier soumis à la musique, vivant par elle et pour elle, se présentait sur la scène du Parc de Florans devant des gradins quasi combles, alors qu'il n'était pas revenu à La Roque depuis des années et des années. Jonathan Biss rejouait les deux dernières sonates de Schubert qu'il avait déjà interprétées en juin dernier à la Grange de Meslay. On en dira juste qu'il serait difficile d'expliquer pourquoi il est allé plus loin encore sur ce chemin qui nous entraîne de la Terre au cosmos, si ce n'est que la nuit, le ciel, les arbres, le silence, une sonorité qui donne son sens au chant se partagent comme le pain. Son triomphe et la longue file de mélomanes venus faire signer leurs disques sont un signe. Il reviendra lui aussi « remplacer » ici les grands anciens disparus.

Comme Adam Laloum, qui entre en scène, si frêle, d'allure si modeste mais d'une présence si forte. Son programme est fou : deux sonates de jeunesse de Schubert, les Kreisleriana qu'il joue depuis au moins quinze ans et les Novelettes de Schumann autour desquelles il tourne depuis quelques petites années et qu'il va coller toutes ensembles pour la première fois ce soir. Laloum, comme Biss, est chez lui chez Schubert : ils ont le « son » de ce compositeur, si différent de celui demandé pour Beethoven. Ils ont aussi cette façon de s'immiscer dans le texte, d'agir tout en se laissant porter par la musique, même quand elle semble décidée. Les Kreisleriana, c'est tout autre chose. Il faut se jeter dans la musique et, par bonheur, Laloum ne fait pas cette « levée » non écrite que tant de pianistes font. Il est dedans en une fraction de seconde et nous avec lui. Et ce grand cycle schumannien va s'organiser en un grand tout qui nous tient en éveil, sans parfois nous empoigner autant qu'attendu, mais profondément unitaire. Il pourrait juste être plus halluciné parfois.

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Adam Laloum à La Roque d'Anthéron
© Valentine Chauvin

Après l'entracte et la seconde des « petites » sonates de Schubert du programme, les Novelettes de Schumann, peu jouées pour des raisons complexes qui tiennent à leur longueur, à leurs difficultés, à la complexité d'une écriture qui incorpore des petites formes dans des plus grandes, elles-mêmes réunies en un tout au plan tonal très travaillé, des humeurs sans cesse changeantes, œuvre dans laquelle le compositeur ne laisse jamais le pianiste et l'auditeur tranquilles. Pour les jouer, il faut être solide et carré et tout faire pour le faire oublier en se pliant sans cesse à la moindre inflexion, à la moindre saute d'humeur, en chantant à tue-tête et aussi en murmurant. Laloum est ici chez lui et si l'on est certain qu'il trouvera le chemin à plus de libertés encore, il est déjà pleinement dans ce chef-d’œuvre, kaléidoscope de couleurs et de sentiments mêlés.


Le séjour d'Alain a été en partie pris en charge par le Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron.

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