La grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris est bondée. Et pourtant nul soliste, nul concerto connu au programme ! Le programme est d'une brièveté inhabituelle quand on connaît les concerts-fleuves dont Klaus Mäkelä est friand lorsqu'il dirige « son » Orchestre de Paris. Sesquicentenaire oblige, deux pièces de Ravel rarement associées vont constituer une bizarre première partie : Le Tombeau de Couperin et la suite de Ma mère l'Oye. En deuxième partie, c'est comme les menus de brasserie : ce soir c'est Petrouchka, demain ce sera Le Sacre du printemps. On aurait pu imaginer que les deux ballets de Stravinsky soient dans le même programme – l'orchestre et le chef l'ont déjà fait –, précédés chacun d'un Ravel. 

Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris © Charles d'Hérouville
Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris
© Charles d'Hérouville

La première partie ce soir est étrange parce que les deux oeuvres de Ravel se ressemblent trop, dans l'esprit et l'orchestration, pour voisiner heureusement. Deux suites de brefs mouvements, conçus pour un orchestre réduit (bois par deux, très peu de cuivres et percussions). Ce collage pourrait engendrer de la monotonie, ce qui ne sera heureusement pas le cas.

On ne peut pas faire abstraction des circonstances de la composition du Tombeau de Couperin. Au-delà de l'hommage stylistique à un compositeur du Grand Siècle, c'est bien un « tombeau » au sens premier du terme, puisqu'en 1917 Ravel le dédie, au piano, à six camarades qu'il a vu tomber sur le front de la Première Guerre mondiale (on peut rappeler que Ravel a servi comme ambulancier), dont l'un était le mari de Marguerite Long. Six mouvements donc : prélude, fugue, forlane, rigaudon, menuet, toccata, constituant une sorte de manifeste esthétique de la musique français. Ravel l'orchestre dès la fin de la guerre, en omettant la fugue et la toccata au caractère trop spécifiquement pianistique. 

Ce Tombeau, on l'entend rarement au concert et on comprend un peu pourquoi ce soir. On n'a rien à reprocher à Klaus Mäkelä qui nous épate une fois de plus par sa science de l'orchestre, par la formidable cohésion qu'il obtient de tous les pupitres de l'Orchestre de Paris, mais dans une suite aussi délicate à appréhender que celle du Tombeau de Couperin – pastiche ? hommage archaïsant ? – ces qualités peuvent aussi révéler un excès de contrôle, une conduite trop impérieuse. Une chose est de respecter les indications de tempo, une autre est de laisser chanter son orchestre, ses vents en particulier, qui donnent cette couleur si « baroquisante » à la suite.

Le « Prélude » est pris si vivement, les phrasés si sèchement découpés, que le hautbois pourtant élancé d'Alexandre Gattet paraît comme essoufflé, pris dans une virtuosité d'ensemble bien factice. La « Forlane » qui suit pèche elle aussi par défaut de sensualité, de souplesse agogique. Le hautbois reprend un peu d'espace dans le « Menuet » encore trop contraint. Dans le « Rigaudon » final, on a l'impression que l'énergie que Mäkelä réfrénait à grand-peine peut se donner libre cours. 

Klaus Mäkelä est bien plus à l'aise dans Ma mère l'Oye. Il laisse jouer ses musiciens, advenir des alliages sonores de pure splendeur ; l'esprit de Ravel est magnifié par un Orchestre de Paris transcendant. Les rapports de tempo, les contrastes d'atmosphère entre les cinq mouvements sont idéaux et « Le Jardin féérique » conclusif ferait venir des larmes de bonheur aux plus endurcis.

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Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris
© Charles d'Hérouville

Foin des prudences et de la retenue observées dans les délicates miniatures ravéliennes, le chef va pouvoir lâcher les chevaux en seconde partie dans un Petrouchka en Technicolor. Tous les chefs le disent, le deuxième des trois grands ouvrages écrits pour les Ballets russes est le plus délicat, le plus complexe de mise en place ; pour Klaus Mäkelä, cela semble un jeu d'enfant. Le jeune Finlandais n'est jamais aussi à l'aise que dans ces ouvrages foisonnants de rythmes et de couleurs, où l'impressionnante démultiplication de sa direction ne cesse de nous bluffer.

On peut aimer un Petrouchka plus chorégraphique (réécouter Monteux le créateur ou Ansermet le fidèle des Ballets russes), plus pittoresque, donc plus séquencé au sein des quatre tableaux qui structurent l'ouvrage. Mäkelä privilégie le grand geste symphonique, tirant de son orchestre une palette infinie de timbres et se jouant des superpositions rythmiques avec une gourmandise contagieuse. 

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