Après avoir assuré la clôture du festival l'année dernière avec les Wesendonk Lieder, c'est avec un concert beaucoup plus intimiste que la soprano néerlandaise Kelly God est revenue cette année à Saintes en compagnie de la pianiste Anne Le Bozec. L'heure tardive ayant sans doute rebuté quelques-uns, l'événement ne fait pas salle comble. L'abbatiale de l'Abbaye aux Dames est redevenue un écrin paisible et propice à la soirée que proposent les deux interprètes, consacrée exclusivement au lied allemand. Comme l'explique très pédagogiquement Anne Le Bozec au début du concert, le programme se veut une sorte de parcours chronologique à travers les évolutions rencontrées par le genre tout au long du XIXe siècle. Pour ce faire, plusieurs « stations » : tout d'abord Felix et Fanny Mendelssohn, puis Johannes Brahms, Franz Liszt et enfin Richard Strauss. Pour mener à bien ce grand écart musical, les deux interprètes ont dû faire étalage de toutes leurs capacités musicales.

Dès les premières notes du célèbre Auf Flügeln des Gesanges de Felix Mendelssohn, il apparaît sans conteste que ce ne sont pas les capacités vocales qui manquent à la soprano, bien au contraire. La voix est puissante et forte, l'ambitus infini : il n'y a là rien d'étonnant pour une chanteuse que l'on sait rompue aux opéras wagnériens — on a d'ailleurs pu l'entendre récemment dans le rôle d'Isolde à La Monnaie. La cantatrice semble toutefois à l'étroit dans ce répertoire du début du siècle et les admirables qualités naturelles de sa voix peinent à se soumettre aux limites du moule mendelssohnien : Kelly God incarne plus qu'elle ne suggère. Dans le Verlust de Fanny Mendelssohn ou dans le Neue Liebe de Felix, la voix manque de la vulnérabilité et de la fragilité qui seules peuvent laisser entrevoir le désespoir contenu se dégageant des textes de Goethe et Heine. L'accompagnement délicat d'Anne Le Bozec, quoique parfois submergé par l'ampleur de la voix de la soprano, est plus en phase avec le caractère de ces lieder mais est par conséquent quelque peu en décalage avec l'interprétation de la soliste.

La transition vers les lieder de Johannes Brahms et de Franz Liszt est salutaire. La chanteuse semble beaucoup plus à son aise dans ce répertoire et le contrepoint du piano devient un authentique dialogue. L'élocution parfaite de la chanteuse sait mettre en avant les subtilités des textes ainsi que leur caractère parfois sarcastique, comme dans le Vergebliches Ständchen, dialogue voué à l'échec entre un amoureux transi et sa bien-aimée. Mais c'est avec les lieder de Liszt que la soprano prend son envol. Chanté presque en apnée, Der Fischerknabe est subjuguant. Tandis que le piano d'Anne Le Bozec se fait soudain clapotis protéen, le timbre chaud et vibrant de Kelly God se métamorphose en véritable chant de sirène. Même dans les nuances les plus pianissimo, les aigus sont d'une limpidité toute aquatique. La soprano joue avec finesse des facultés de résonance de sa voix et met en valeur avec acuité les figuralismes suggérés par le texte.

Malgré cette interprétation remarquable du lied de Liszt, les lieder de Richard Strauss arrivent comme un soulagement. La chanteuse paraît enfin pouvoir se laisser aller à déployer toute l'étendue et la puissance de ses capacités. La souplesse du phrasé qui semble pouvoir se tendre et se détendre au gré de la partition est particulièrement remarquable et concourt à produire une interprétation touchante et habitée de Morgen. Bien que l'accompagnement d'Anne Le Bozec soit une fois encore d'une grande finesse, s'adaptant parfaitement à l'écriture respective des compositeurs, les subtils effets de timbre du piano se trouvent bien souvent relégués au second plan, submergés par la vague sonore qui émane de Kelly God. Même dans Strauss, on aurait pu attendre de certains aigus qu'ils soient plus amortis, de certaines nuances qu'elles soient plus délicates.

Si le récital démontre à quel point il peut être difficile de trouver un juste milieu entre subtilité inhérente au lied et capacités vocales plus adaptées à la scène opératique, Kelly God nous offre en bis un très beau retour vers Brahms avec Feldeinsamkeit.


Le voyage d’Apolline a été pris en charge par le Festival de Saintes.

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