Avec les années, c'est devenu un rendez-vous immanquable : les symphonies de Mahler interprétées par l'excellent Orchestre de l'Opéra national de Paris, sorti de sa fosse pour l'occasion, sont pour le spectateur l'occasion de jauger la sonorité unique de l'élite des orchestres français. D'autant plus que cette année, c'est la crépusculaire (et très instrumentale) Neuvième qui est mise à l'honneur dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, portée par le chef star Gustavo Dudamel.
La Neuvième s'ouvre sous des auspices paisibles et contemplatifs, presque pastoraux. Un ton qui convient tout à fait à la clarté de jeu de l'Orchestre de l'Opéra : les sonorités se font frémissantes et légères, chatoyantes et lumineuses. Il faut saluer l'enthousiasme remarquable des membres de l'orchestre, attentifs à la battue communicative du chef Gustavo Dudamel. Avec lui, l'osmose semble être totale. Le chef vénézuélien mène l'orchestre avec panache et souplesse, son geste très expressif n'est pas sans rappeler Leonard Bernstein, mais avec une distance et une hauteur de vue qu'on ne lui connaissait pas à ses débuts il y a quinze ans. Dudamel connaît plus que bien ce répertoire, il le chérit, le polit en soignant au maximum la clarté de la ligne et l'équilibre sonore des différents pupitres. Il y a dans son interprétation la fraîcheur d'une déclaration d'amour. Ce travail d'orfèvre, cohérent et mené de bout en bout, donne un résultat beau, très beau.
Mais voilà : la rigueur avec laquelle Dudamel et son orchestre soutiennent cette vision a le défaut d'exclure toutes les autres. À aucun moment, ce soir, on ne s'est senti réellement déchiré par les puissantes ruptures de la partition, on n'eut le cœur lourd et pesant comme la marche profonde du rythme mahlérien, on ne s'est senti pris au collet par les agressions sonores du troisième mouvement. Ces dernières, pour les prendre en exemple, sonnent ici comme une élégante courbette de plus, timidement irrévérencieuses tout au plus. C'est pourtant (osons le dire) de grossièreté dont ce mouvement à besoin, de ce sarcasme terrible dont Chostakovitch a fait ensuite sa marque de fabrique.
Il en est de même du finale, qui sonne sous les doigts de l'Orchestre de l'Opéra comme un hymne quasi mendelssohnien. Certes, le tempo plus qu'allant rend le dessin des carrures très lisible et la cantilène très agréable à suivre, mais que c'est sage ! Les harmonies passent si vite, et restent tant en surface qu'on peine à plonger dans leurs abysses (alors que les déchirements de la génération Schönberg ne sont pas loin) ; on manque le grand rendez-vous de Mahler avec l'intériorité la plus grave et sombre. En guise d'adieu, on a plutôt un tendre au revoir.
Néanmoins, bien des moments de cette Neuvième sonnent juste et nous touchent droit au cœur, comme les solos d'un alto paysan aux gros sabots, ou comme le magnifique solo de flûte, instant de grâce suspendu au-dessus de l'éther des cordes ouatées de l'orchestre. Il y a aussi les premiers pas de Jeanne Maugrenier, première femme du pupitre des cuivres de l'orchestre, extrêmement convaincante et qui fait honneur à une section de cors de haute volée (on pense notamment aux sonneries du deuxième mouvement, profondes et d'une nuance subtilement contenue).
On ne pourra donc pas reprocher à l'Opéra de faire dans la demi-mesure. Sa Neuvième assume de bout en bout son parti pris et en donne une vision légère, limpide, claire comme de l'eau de roche. Dudamel a tiré de l'Orchestre de l'Opéra toute la grâce que la phalange française avait à donner. Gageons que cette dernière a néanmoins plus, bien plus à offrir, et espérons qu'elle saura s'aventurer un jour loin du confort de cette esthétique qui lui réussit si bien pour, enfin, briser le mur du son.